Encore un très grand qui fout l’camp

C’était il y a quelques années, lors d’un apéro je crois. Maryse nous avait lu, à Joëlle, Roland et moi, un texte très émouvant de Guy Carlier sur la rencontre fortuite entre Mstilav Rostropovitch et Serge Gainsbourg dans la basilique de Vezelay. Cette rencontre avait eu lieu juste au moment même où Rostropovitch s’apprêtait enfin à enregistrer les six célèbres suites pour violoncelle de Bach. Plus tard, j’ai eu l’occasion d’écouter, avec le même bonheur, ce même texte par Guy Carlier lui-même. On peut trouver ce texte sur internet, il est à lire absolument (aller directement au deuxième texte de la page web des éditions Robert Laffont).

Hier, à Forum, le hasard a voulu que je tombe sur le DVD de Rostropovich interprétant ces six suites à Vézelay. Hier soir, le DVD acheté nous a délivré d’autres moments d’émotion avec la première des six suites. Très très beau (bien que ma préférence aille toujours à l’interpétation qu’en a fait il y a quarante ans Pierre Fournier) !

Ce matin, en allant en voiture à Besançon, riche encore de la musique de « Slava » dans la tête, depuis la veille, j’apprends sur France Musiques que Rostropovitch est mort ce matin. Pourquoi ais-je eu envie justement de l’écouter hier soir ? Etait-ce une intuition ?

Un talent exceptionnel a permis à Rostropovitch de devenir le plus renommé des violoncellistes du XXème siècle, dépassant même en célébrité Pablo Casals, incontestablement le plus grand. Mais l’histoire retientra aussi et surtout l’engagement de cet homme qui a su braver l’autorité soviétique, faire une première fois acte de dissidence en soutenant Soltjenitsyne lors de son prix nobel (1970) et lors de la parution de son livre L’archipel du Goulag (1973), puis une deuxième fois en 1975 lors de l’attribution du prix nobel de la paix à Andreï Sakkharov. Cette deuxième rebellion lui vaudra même la suppression de la nationalité soviétique. On se souviendra aussi de cette scène inoubliable lors de la chute du mur de Berlin.

Dans le monde de la musique classique, l’engagement n’est pas si courant que ça, non ?

27 réflexions au sujet de “Encore un très grand qui fout l’camp”

  1. Oulah… le soir où tu vas penser à moi, préviens-moi… que j’ai le temps de rédiger mes dernières volontés !!!

  2. En savourant Rostropovitch et Gould dans ces vidéos, je me disais qu’effectivement, il valait mieux les écouter que les politiciens vivants…
    Même à l’occasion des meilleurs débats d’idées qui peuvent agiter le pays jusqu’à ce blog, les émotions ne sont pas de la même nature !

    J’ai beaucoup aimé l’histoire de Guy Carlier et ça m’épate toujours autant de constater l’attraction des grands Hommes pour ce que j’appelle des lieux de résonnance. Cherchez ces lieux et vous ferez donc de belles rencontres… et malgré tout ce que l’on peut reprocher aux religions, bien des lieux saints sont bâtis en des endroits particuliers, depuis la nuit des temps et sur toute la planète.

    Avez-vous remarqué à quel point Glenn Gould chante en même temps qu’il joue ? C’est à cause de cela que bien des oeuvres qu’il interprétait ne sont pas éditées ni même enregistrées : au sommet de son art, il chantait à gorge déployée, empêchant le passage à la postérité… c’est donc encore mieux de s’intéresser aux artistes vivants !

    Quand à Rostropovitch, tout est dans le titre de cet article, sauf qu’Eltsine est mort avant lui : le violoncelle est donc préférable à la vodka.

  3. Merci Bernard d’avoir cherché, trouvé et rassemblé ici ces vidéos… et indirectement donc aussi à Mstilav d’avoir, en partant, suggéré l’idée.

    (Allez, tant que j’y suis, merci également à Iznogoud pour son commentaire plein d’humour et de finesse)

    PS : d’où vient le surnom de « Slava » attribué à Rostropovitch ?

  4. Quand même, Carlier, quand il ne cherche pas à donner des leçons en se la jouant « Père la Morale » qui prend tout le monde du haut de sa suffisance, il écrit (écrivait ?) de belles choses !!!

    L’anecdote est en effet magnifique… et la façon de la rendre tout autant.

  5. Chaque matin, Casals jouait une suite de Bach pour se mettre en train. Giraudoux faisait des poids et haltères avec l’Illiade et l’Odyssée.

    ***

    Les paysans, par ici, sont assez branchés. Ils parlent de « moiss’ batt' ». Malgré Rostro, Chosta, Stock et Kna, on n’entendra jamais dire : Chuis chef d’orch’, j’dirige du Prok’ aux Champs-El’…

    ***

    Les vieux instrumentistes, surtout s’ils ont fait beaucoup de musique de chambre, ne se posent plus de questions. Ils ne cherchent plus, ne réfléchissent plus. Ils savent. Ils font comme ils ont toujours fait. L’habitude leur tient lieu de morale. Le diable, lassé par leur résistance, les a oubliés.

    ***

    L’eau du thé musical ne doit pas être froide, ni bouillante : frémissante.

    ***

    L’admirateur au pianiste : « Je voudrais être le tabouret sur lequel vous vous asseyez. »

    ***

    Les ornements sont les adjectifs de la musique. On peut croire, comme Giraudoux, qu’il faut remplacer les adjectifs par des phrases ; autrement dit, les ornements par des mélodies. Je l’ai cru : je montrais les lignes pures de L’art de la fugue, je feignais d’oublier l’aria des Variations Goldberg.
    Et voici que je lis : « A vrai dire, les soeurs de Bloch, à la fois habillées et à demi nues, l’air languissant, hardi, fastueux et souillon, ne produisaient pas une impression excellente. » (A l’ombre des jeunes filles en fleurs.) Et puis, je me souviens du grelot de Combray, qui faisait un bruit « ferrugineux, intarissable et glacé », et puis aussi du double tintement de la clochette « timide, ovale et doré », et de mille autres choses, de Versailles, dont le « grand nom rouillé et doux » me fait pleurer, de l’atmosphère qu’on respirait dans la chambre de la tante Léonie, cette « vie secrète, invisible, surabondante et morale » qu’on y sentait…
    Alors, je jure sur ce que j’ai de plus cher que jamais plus je ne dirai de mal des ornements.

    ***

    Gould disait que les Variations Goldberg étaient de la musique sans début ni fin. Il n’avait pa stort, puisque Bach a rajouté ultérieurement quatorze canons sur la page de garde de son exemplaire personnel, à la fin desquels il a noté : « u. s. w. » (« etc. »).

    ***

    Rien de plus fatigant, au concert, que de sentir l’exécutant peiner sous le poids de la difficulté technique. Rien de plus décevant que de ne pas la percevoir. Le grand virtuose est donc celui qui la montre tout en cachant l’effort qu’il lui coûte à la surmonter.

    ***

    Etc.

    (Jacques Drillon, De la musique, Gallimard, 1998)

  6. En ce qui me concerne, la musique est quelque chose qui doit être écouté en privé. Je ne crois pas qu’elle doive être utilisée comme thérapie de groupe ni comme quelque autre sorte d’expérience communautaire. Je pense que la musique devrait conduire l’auditeur – l’interprète aussi d’ailleurs – à un état de contemplation, et qu’il est impossible d’atteindre à cette condition avec 2999 personnes assises autour de soi. Mes objections à l’égard du concert sont donc d’ordre essentiellement moral, plutôt que musical.

    ***

    Ce qui est essentiel, c’est de stocker la musique quelque part dans le cerveau, d’en garder une image solide et claire en vous la faisant passer et repasser dans la tête, et c’est alors, lorsque vous êtes loin de l’instrument, que l’image est la plus forte. L’éloignement de l’instrument et la consolidation de l’image mentale sont le seul travail qui me semble fructueux. […] Lorsque vous procédez ainsi, vous parvenez à une radiographie de la partition qui est autrement forte que toutes les images tactiles que le piano pourrait créer en vous. Apprendre un morceau de musique n’a donc pour moi rien à voir avec l’élément strictement pianistique, tandis que passer des semaines entières à analyser une partition produit en moi une impression qui ne pourra plus jamais s’effacer par la suite. Le secret pour jouer du piano réside partiellement dans la manière dont on parvient à se séparer de l’instrument. […] J’ai besoin d’avoir le sentiment que ce ne sont pas mes doigts qui jouent, que ceux-ci ne sont rien d’autre que de simples extensions indépendantes qui se trouvent être en contact avec moi à cet instant précis. Il me faut trouver un moyen de me distancer de moi-même tout en étant complètement engagé dans ce que je fais.

    ***

    Il m’a toujours semblé qu’existaient deux catégories d’interprètes : ceux qui cherchent à exploiter l’instrument qu’ils utilisent, et ceux qui ne le font pas. Dans la première catégorie, on peut placer – pour peu que l’on ajoute foi à ce que rapportent les livres d’histoire – des figures légendaires telles que Liszt et Paganini, ainsi que bon nombre de virtuoses prétendument démoniaques de plus récente époque. Cette catégorie concerne des musiciens qui s’attachent avant tout à faire prendre conscience à l’auditeur de l’existence d’une relation entre eux et l’instrument ; ils font en sorte que cette relation devienne le point de mire de notre atention. A l’inerse, on trouve dans la seconde catégorie les musiciens qui s’efforcent de court-circuiter la question du mécanisme de l’exécution, de créer l’illusion d’un lien direct entre eux-mêmes et une partition donnée et qui, par conséquent, aident à créer chez l’auditeur le sentiment de participer non pas tant à l’interprétation qu’à la musique elle-même. Et personne à mon avis n’est aujoud’hui mieux représentatif de ce second type de musicien que Sviatoslav Richter.

    ***

    Visitant l’Europe pour la première fois en 1957, j’emmenai en tournée la Cinquième Partita de Bach, que j’aime tout particulièrement, et qui figura dans presque tous les programmes de récital que je donnai en Union Soviétique, en Allemagne et en Autriche ; […] en quelque mois, j’avais donc joué tout ou partie de cette oeuvre littéralement des douzaines de fois. Dès mon retour en Amérique, je l’enregistrai. […] C’est vraiment un enregistrement effroyable. Non pas qu’il ait été mauvais pianistiquement parlant ; il est même plus pianistique qu’aucun autre de mes enregistrements de Bach. Mais c’est précisément pour cette raison qu’il est mauvais : ce n’est pas du Bach, c’est du piano. […] J’étais resté conditionné par le réflexe du professionnel de l’estrade qui se pose avant tout le question de savoir comment il va réussir à projeter l’oeuvre jusqu’au troisième balcon.

    ***

    Bach écrivait pour des oreilles qui étaient proches de l’instrument, et même si la splendeur symphonique, née au XVIIIe siècle avec tout l’appareillage de l’allegro de sonate […] fut conçue pour s’épanouir dans la salle de concert, même si l’on peut faire quelques exceptions évidentes pour Wagner à Bayreuth, pour des salles destinées à abriter des oeuvres spécifiquement conçues pour elles, le concert me semble totalement mort comme moyen de présenter la musique de façon créatrice ou re-créatrice.

    ***

    La technologie est en mesure de créer un climat d’anonymat et de donner à l’artiste le temps et la liberté de préparer sa conception d’un oeuvre au mieux de ses facultés, de perfectionner ce qu’il a à dire sans avoir à se soucier de trivialités telles que le trac ou une éventuelle fausse note. Elle est en mesure de supprimer les incertitudes effroyables et humainement dégradantes que le concert porte en lui. […] Le son d’un piano n’a pas besoin d’être projeté jusqu’à la dernière rangée du balcon lorsqu’on s’adresse à un micro placé à une distance de deux mètres. Après tout, c’est exactement la même chose qui se passe pour le cinéma : on ne joue pas de la même manière pour un film ou pour le théâtre. […] Jamais un concert ne pourra parvenir à l’intimité que procure un film parfaitement homogène, dans lequel la caméra ne fait qu’un avec la musique, dans lequel la caméra et le microphone se substituent à l’auditeur. »

    ***

    Je ne détiens pas encore la technologie indispensable pour pouvoir dire à l’auditeur : « Voilà les seize prises que j’ai enregistrées ; prenez-les telles qu’elles et assemblez-les comme bon vous semble. » Cela serait l’idéal, à supposer que l’auditeur ait lui-même une conception minimale de ce qu’il souhaite. […] Nous ne détenons pas encore la technologie qui nous permettrait d’aboutir à cela. On y vient peu à peu cependant ; il existe par exemple depuis quelque temps un procédé technique qui permet de changer le tempo d’un enregistrement sans que la tonalité soit affectée. Cela ouvre des perspectives intéressantes […].

    Etc

    (Glenn Gould, Non, je ne suis pas du tout un excentrique, Fayard, 1986)

  7. « Gould est du Nord, de la solitude et de l’extase. Le virtuose est un musicien du Sud, de la foule et du plaisir. »

    (Jacques Drillon, introduction aux Entretiens de Glenn Gould avec Jonathan Cott, JCLattès, 1983)

  8. Pour info :
    Glenn GOULD (« Le plus claivoyant d’entre les fous ») est un des trois personnages du seul roman de Thomas Bernhard entièrement consacré à la musique : Le Naufragé. Les deux autres sont Wertheimer (« le sombreur », qui renonce au piano lorsque Gould quitte la scène) et le narrateur (« le philosophe », qui se souvient de ses deux amis).

  9. Dans Le plateau de l’Albatros de Kenneth White, je lis :

    « Interprête renommé de Bach, mais dégoûté de la « consommation musicale », du travail de virtuose, du « talent théâtral » et de valeurs « orientées d’une manière déprimante vers l’urbain, donc spirituellement limitées », capable aussi bien de jugements musicaux iconoclastes (« Je n’aime pas vraiment la musique de Mozart ») qu’il est capable aussi de soutenir avec des arguments, Gould décide de quitter les salles de concert en 1964. Son désir est de jouer d’une façon non musicale (« Il est très difficile de faire du non-musical »), d’arriver à « une sorte de rigueur et de simplicité, d’absence de sophistication », et pour cela, il doit, se dit-il, passer le plus de temps possible loin de son piano. C’est alors que l’ « idée du Nord » entre dans son esprit, le Nord étant compris comme un lieu d’isolement et de silence, de solitude exaltée : « J’ai toujours pensé que pour chaque heure passée en compagnie d’être humains, il fallait x heures passés seul. » […] Avec cette idée du Nord en tête (solitude et latitude), sans oublier le désir d’une autre musique, Gould entreprend, pour la Canadian Broadcasting Company, une série de documentaires sonores sous le titre général « La trilogie de la solitude », dont la première partie s’intitule « L’idée du Nord », les deux autres étant « Les derniers arrivés » et « Territoire tranquille ». Faisant appel à la parole, ainsi qu’à des bruits électroniques et naturels, ces oeuvres visent un « art total », art total dont Gould trouve la prémonition sinon les prémices chez… Busoni, auquel il se réfère dans ses entretiens avec Jonathan Cott : « Le pianiste-compositeur Busoni a écrit : Tous les composieurs se sont approchés au plus près de la vraie nature de la musique dans les passages préparatoires et tansitoires (préludes et transitions), là où ils étaient autorisés à négliger les questions de proportion et de symétrie ; ils respiraient alors librement. » Gould voulait respirer librement, et trouver ce que Busoni appelait « les latitudes d’un art total ».

    Quelqu’un a-t-il déjà entendu cette « Trilogie de la solitude »… ou sait-il où on peut la trouver (si possible sur le Net) ?

    PS : désolé pour tous ces commentaires un peu lourds et longs… promis j’arrête (du moins un temps) !

  10. Pas certain que ce soit d’un grand intérêt (ou du moins réussi).
    Tu peux en effet nous rappeler de quoi est mort Gould, lui qui d’après White, « voulait respirer librement » ?

  11. Merci pour ces beaux témoignages.
    J’adore aussi les suites jouées par Yo-Yo Ma; ma préférée est la six, très intériorisée.
    Les écouter l’une à la suite de l’autre est une expérience inoubliable … prévoyez un peu de temps, et surout de n’être pas dérangé!

  12. Merci Brin’dpaille pour ce commentaire. En ce premier mai, j’attendais aussi un commentaire de Brin’dmuguet mais en vain, ce sera donc pour l’an prochain.

  13. D’accord avec Brin’dpaille. Je pense qu’il faut avoir écouté, au moins une fois dans sa vie, les suites pour violoncelle de Bach, seul, dans de bonnes conditions.

    Je me rappelle qu’un jour, un copain de Stéphane, Thomas, le violoncelliste de la Nef des Fous, était venu chez nous et nous avait joué le premier mouvement (célèbre) de la première suite, sans partition. Longtemps après, j’en garde un souvenir magique.

  14. Pour ceux qui aiment Bach, je vous renvoie à l’article que j’avais écrit le mardi 29 août (« nouvelle intégrale des éditions Brilliant »). L’article n’est pas spécialement intéressant – enfin, pas plus que ça – mais certains commentaires (notamment des citations sur Bach) m’avaient énormément plu.

  15. A un moment où l’on parle de Guy Carlier sur un autre article, j’ai juste envie de remettre en mémoire ce texte admirable de Carlier qui parle de la rencontre entre Rostropovitch et Gainsbourg :

    « Sur l’autoroute A7, après la sortie Auxerre-Sud, sur un panneau très laid, un dessin grossier représente une colline surmontée d’un clocher sur un fond marron. Sous ce dessin hideux est inscrit: «Vézelay, colline éternelle». De fait, Vézelay est un gros bourg perché sur une hauteur au sommet de laquelle s’érige une basilique romane. Il règne à Vézelay une atmosphère étrange, envoûtante. Jules Roy, très con pour l’essentiel, écrivit un jour de fulgurance qu’aucun lieu n’est à la fois plus léger et plus pesant, car quelque chose d’indéfinissable, peut-être l’infini, y vibre dans les replis de l’âme.
    On a coutume de dire que la qualité de l’air y est remarquable, la légende affirmant même que lorsque saint Bernard y prêcha la deuxième croisade au sommet de la colline, ses fidèles pouvaient l’entendre dans des villages distants de plus de cinq kilomètres.
    Il y a une dizaine d’années, ayant décidé de prendre quelques jours de repos, je me rendis à Vézelay, plus précisément à Saint-Père-sous-Vézelay, à l’hôtel-restaurant-café-tabac-journaux la Renommée, où j’avais mes habitudes.
    Cet établissement modeste jouxte l’Espérance, restaurant prestigieux lui, dont les graviers du parking ne crissent qu’au passage de berlines allemandes et de voitures de sport italiennes…
    À cinquante mètres de là, la patronne de la Renommée avait l’habitude, dès mon arrivée, de m’apprendre avec l’œil brillant de ceux qui savent le nom des personnalités qui logeaient au palace voisin.
    Ce jour-là, elle m’informa que Serge Gainsbourg séjournait à l’Espérance depuis plusieurs semaines, qu’il avait fait tirer un feu d’artifice à Noël, et elle ajouta même qu’il venait chaque jour dans son établissement acheter des cigarettes, n’hésitant pas à converser avec elle en consommant des boissons anisées.
    Pour justifier ses propos, elle me montra une photo Polaroïd. On la voyait, vêtue d’un chemisier trop étroit laissant apparaître des ovales de peau blanchâtres entre chaque bouton, aux côtés de Gainsbarre qui, la cigarette aux lèvres, levait en riant un verre d’alcool qui le tuait un peu plus.
    En rangeant la photo, la buraliste ajouta: «Dans l’hôtel à côté, y’a aussi un violoniste polonais ou peut-être qu’il est pianiste, chais plus, il s’appelle Markovich, un nom comme ça, mais il doit être connu car Monsieur Serge m’a dit qu’il n’osait pas lui parler.»
    L’après-midi je montai la rue principale de Vézelay pour une visite traditionnelle à la basilique où, malgré le froid de janvier, j’arrivai en nage. Je savourai la fraîcheur du narthex, songeant à quel point ce mot évoquait quelque fistule anale plutôt que la majestueuse entrée de la basilique, lorsque j’entendis jouer du violoncelle.
    J’avançai dans la nef et je vis sous la croix un violoncelliste qui répétait. Deux grandes enceintes acoustiques anachroniques montaient sur les côtés du Christ à la place des larrons. Près d’un pilier, une femme souriait en regardant le musicien. Lorsqu’il cessa de jouer pour enduire son archet d’une substance étrange, elle me murmura: «C’est Rostropovitch, il travaille le prélude de la cinq.» Le musicien se remit à jouer. Je ne savais pas de quelle cinq elle parlait mais c’était beau à pleurer.
    D’ailleurs, tout près de moi, à demi caché par un confessionnal, un homme pleurait. C’était Serge Gainsbourg.
    Alors j’écoutais Rostropovitch et je regardais Gainsbourg.
    Il savait qu’il allait bientôt mourir et, soudain, c’était comme si cet homme qui jouait du Bach lui démontrait l’existence de Dieu.
    Il croisa mon regard et, honteux qu’on puisse le voir pleurer, essuya furtivement sa joue, renifla ses larmes à venir en relevant la tête d’un coup de menton et s’approcha de moi en murmurant: «Pas dégueu le père Rostro.» Puis, toujours en chuchotant, il m’expliqua que le violoncelliste n’avait jamais voulu enregistrer ces suites de Bach jusqu’au jour où, montant les marches de la basilique de Vézelay, il s’exclama: «C’est Bach.»
    Un mois plus tard, en même temps que les derniers feux de la guerre du Golfe, Serge Gainsbourg s’éteignit à Paris où il venait de rentrer, comme s’il eût été indécent de mourir à Vézelay.
    Vézelay où au même moment Rostropovitch enregistra les «Suites» de Bach dans la basilique.
    Si vous écoutez attentivement le prélude de la «Cinquième Suite», vous entendrez derrière le violoncelle la voix de Gainsbourg qui murmure en contrepoint: «Je suis venu te dire que je m’en vais.»

  16. Bien émouvant …
    N’y a-t-il pas une émoticône avec la larme à l’oeil ?
    Non, il faudra l’inventer.

  17. Cette fois c’est le tour d’Allain Leprest… Un très grand sûrement très méconnu.

  18. Très mauvaise nouvelle en effet pour la chanson française.
    Leprest est venu l’an passé en Franche-Comté (à Ornans). Il paraît que le concert était très émouvant, mais je n’ai été au courant de sa venue qu’après coup.

  19. Très juste article. Je me souviens encore avec force du seul concert où je l’ai vu, c’était à l’occasion d’un rassemblement d’artistes organisé par Pascal Mathieu.

    Là aussi, quelques poignées de spectateurs (le théâtre Bacchus à Besançon pour les connaisseurs !), mais surtout comme il est très bien dit dans cet article : des textes extrêmement bien écrits, une interprétation qui touche au plus profond, l’émotion incarnée, les poils au garde à vous.
    Voilà quelques-unes de tes nouvelles Allain ! :heart:

  20. Un disque à conseiller, celui que Leprest a enregistré avec Richard Galliano pour seul accompagnateur. Un extrait :

    C’est un disque important pour moi, il a fait partie des rares et précieuses musiques que j’ai écoutées à un moment difficile et délicat de ma vie, cloué sur un lit d’hôpital dans une chambre stérile. Il y a eu quelques musiques, dont ce disque, qui m’ont alors aidé à me « raccrocher » à la vie.

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