Nature morte ?

En quelques mois, le secteur entre Geneuille et Auxon a été complétement bouleversé par les travaux du futur TGV. Là où il y avait des prés et des champs se dresse depuis quelques semaines ce qui ressemble de plus en plus à un champ de bataille. D’immenses plaques de terres remuées et déplacées remplacent la verdure d’il y a quelques mois seulement.

Mais, et ce n’est là qu’une infime compensation, la roche décapée à nu par les travaux et la terre remuée ont des secrets à nous révéler. Le passé géologique de la zone nous apparaît au grand jour, encore faut-il un oeil aguerri pour interpréter ce que nous avons sous les yeux.

Bien que le TGV soit pour lui un véritable crève-coeur, notre ami Jean-Yves, qui habite à quelques centaines de pas du tracé, n’a pas résisté à l’envie de venir voir sur place ce que la terre pouvait bien accoucher comme révélations.

Au hasard de ses pérénigrations dans ce paysage quasi-lunaire, qui lui ont valu notamment de tomber sur des traces extraordinaires d’un écureuil ayant atterri dans la boue : UNE PHOTO. Ou plutôt une photo extraordinaire comme nous pourrions tous en faire, pour peu que nous sachions trouver un peu de poésie là où on ne s’attend pas à la trouver. Quelques feuilles éparpillées tombées au milieu d’un sol crevassé, quelques petites retouches minimes à l’ordinateur pour augmenter les contrastes ou bleuir la couleur des feuilles et nous avons là un magnifique tableau.

Nature morte ou au contraire nature qui s’affranchit de ses contraintes et de ses limites pour aborder le domaine de l’abstraction et de l’universalité ?

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(photo reproduite avec l’aimable autorisation de JYC)

Je me souviens d’une émission télé vue il y a plus de vingt ans, où Paco Ibanez, chanteur espagnol, parlait de Léo Ferré et disait combien il était bouleversé par sa poésie. Je n’ai pas la mémoire précise de ses propos, c’était il y a tellement longtemps (Ah, Altzheimer, quand tu nous tiens !), mais il disait qu’à la sortie d’un spectacle de Ferré, il était capable de trouver de la poésie au moindre caniveau croisé sur le chemin.

Saurons-nous, comme Léo ou comme Jean-Yves, magnifier et transfigurer ainsi le réel et le porter au rang d’oeuvre d’art ? Ou la nature n’est-elle, par sa réalité même, qu’une immense oeuvre d’art dans laquelle nous pourrions puiser à l’infini ?

31 réflexions au sujet de “Nature morte ?”

  1. JYC, c’est Jean-Yves Cretin ?
    J’ai découvert récemment (dans « L’atelier de photographie », un nouveau magazine bisontin) que JP Macchioni s’adonnait lui aussi à la photo d’un même genre : la nature prise sous un angle qui la fait passer dans une sorte d’abstraction, comme transfigurée, sublimée.
    L’esthétique serait-elle l’aboutissement du cheminement naturaliste ?

  2. Ou alors est-ce non pas un aboutissement, mais une sorte de compensation pour qui a suivi un chemin peut-être un peu « trop » scientifique ?
    Un peu de silence… après le bavardage.
    De simple forme… après trop de sens.

  3. Trouvez-vous, comme Paco Ibanez, qu’un bout de caniveau (drainant sans doute son lot de détritus) peut avoir autant de poésie que des feuilles mortes (beurk ! des déchets d’arbre !!!) jonchant une terre craquelée ?
    Si « non », pourquoi ?

  4. Entièrement d’accord avec Anne ! oui, notre environnement (même inesthétique au premier abord) peut devenir par le biais de la photographie et pour peu qu’on ait « l’oeil » et l’imagination une véritable oeuvre d’art !
    Ton article Bernard me parle vraiment ! car comme tu le sais, la photo est une grande passion pour moi et je m’essaye de temps en temps (humblement et à mon petit niveau) à de la photo « abstraite » issue de la nature, sans y faire de violentes retouches par des logiciels, mais en essayant de trouver l’idée me permettant de faire ressortir de l’esthétique à partir de quelquechose à priori sans interets.
    Il est vrai qu’une fois que l’on a goûté à ce style de photographie, on y devient client régulier et on part en quêtes d’autres « trouvailles » incroyables ! …
    Tout cela m’a redonné des idées de photos, j’ai hâte de reprendre l’appareil !

    En ce qui concerne les travaux du TGV, je pense que c’est effectivement à Geneuille que l’on peut s’appercevoir de l’étendue des « dégats » ! C’est assez impressionnant ! Lunaire est bien le mot juste, je suis bien de ton avis !
    Je sais bien que tout cela est fait pour, à terme, nous rendre service et nous moderniser… qu’il faut aller avec notre temps… mais quand même ! ca doit faire sacrément mal au coeur de voir tout ca ! non ? surtout pour tous les gens qui habitent le secteur depuis bien longtemps ! … et de surcroit pour tous les naturalistes et autres amoureux de la nature comme toi Bernard ! non ?
    C’est révoltant dans un certain sens !!! en tous cas, c’est le sentiment que j’ai lorsque je vois la nature saccagée et détruite sans l’ombre d’un remord par ces armées de buldozers énormes qui écrasent et détruisent tout sur leur passage. Je les ai vu à  » l’oeuvre » il n’y a pas si longtemps encore …
    Pour toute la faune qui y vivait, penses tu qu’il va y avoir des répercutions dramatiques ? ou bien va elle aller vivre plus loin, sans aucune incidence ?

  5. Je ne crois pas que le TGV soit un outil moderne au sens où il nous ferait économiser du temps. Car cette perception est faussée. Avec un simple train, les gens qui travaillaient à Paris pouvaient se permettre autrefois d’habiter à Orléans. Avec un TGV, à Dijon. Avec un TGV encore plus performant, ce sera Besançon. Mais globalement, les gens passent autant de temps dans les transports qu’avant, sinon plus.

    Le TGV est un mythe mais n’est qu’une illustration d’un mythe bien plus ancré : celui du développement, de la croissance sans fin. Ce n’est pas simplement « toujours plus vite », mais « TOUJOURS PLUS ». Jusqu’à quand ? Et pour quel meilleur bien-être ? Quel sens celà a-t-il vraiment ?

    Je pense que la puissance d’un engin et l’impact qu’il produit sur l’environnement n’évoluent pas du tout de la même manière. Je m’explique : pour économiser 5% de temps sur un parcours, il ne faut pas détruire 5% de plus de son environnement mais peut-être quatre ou 5 fois plus. Lorsqu’on veut dépasser des limites supérieures, les « effets collatéraux » engendrés sont énormes alors que le gain (ou la plus-value) reste relativement faible. C’est pareil pour la croissance et son impact.

  6. Bien vue, je trouve, cette critique du TGV et à travers lui de la Très Grande Vitesse…

    C’est un grand sujet de réflexion qui mobilise déjà pas mal de monde :

    Alain Rémond, dans sa chronique du magazine « Médias » de cet automne évoque par exemple le livre de Jean Ollivro « Quand la vitesse change le monde » (un livre à lire « tranquillement, à très petite vitesse »)

    Paul Virilio tente de construire et imposer depuis des années une « dromologie » (de dromos = course) pour analyser le monde actuel.

    Régis Debray a intitulé une de ses conférences (extraites de « Des machines et des âmes ») : « Ces machines à tuer le temps ».

    Etc.

    « Se hâter abrège la vie », dit un proverbe amérindien.

    Je me demande, en fait, si on n’a pas davantage besoin de lenteur, de durée… que de « décroissance »

  7. Un grand merci Vincent pour cette info sur Alain Rémond. Depuis qu’il avait disparu de Télérama, je me demandais où il pouvait bien être passé ! J’ai même failli me désabonner de la revue après son départ.

  8. A propos de vitesse, cette pensée (à vous peut-être de me dire qu’en déduire) :

    Les enfants, souvent, jouent à tournoyer à toute vitesse et recherchent en quelque sorte eux-aussi les sensations de vertige et d’égarement comme sources de plaisir.

  9. Les enfants ne cherchent pas la vitesse. Au plus utilisent-ils des tourniquets mus par leur élan, mais jamais d’engin à moteur qui leur ferait atteindre une grande vitesse.
    Les enfants cherchent l’ivresse provoquée par l’afflux de sang au cerveau.
    L’ivresse se trouve aussi dans l’immobilité (c’est même fortement conseillé).

  10. La première remarque de Vincent sur la lenteur me plaît bien et mériterait d’être creusée. Je ne sais pas si nous avons plus besoin de lenteur que de décroissance mais il est certain que nous avons cruellement besoin des deux. Peut-être que les deux sont à mettre sur un même plan et sont liées car il me semble que la vitesse induit, dans nos sociétés, une certaine « soif de consommation ».

    J’ai eu la chance de connaître la fin d’un monde et le début d’un autre. La fin du cheval et le début du cheval vapeur. Je suis né en 54 dans une famille paysanne et la motorisation n’est pas arrivée dans nos campagnes avant le début des années 60. Le premier tracteur est arrivé dans le village à cette époque là, la première voiture aussi. Evidemment, les voitures et les tracteurs existaient depuis longtemps mais ils n’étaient pas encore arrivés dans le village avant cette date.

    Donc, jusqu’à l’age de 7-8 ans, j’ai vécu au rythme du cheval. On allait aux champs sur la voiture en bois tirée par Bijou ou Coquette, l’un de nos deux chevaux. Le temps s’égrenait lentement me semble-t-il. Les gens avaient toujours le temps : le temps de s’arrêter pour discuter avec un passant, le temps de boire un coup avec un voisin … Les besoins n’étaient pas énormes, on avait besoin d’une bonne récolte pour faire le joint avec la saison suivante et pour vendre le surplus afin de subvenir à certains besoins, de bois pour bien passer l’hiver, et guère plus que ça.

    Peut-être finalement y avait-il une corrélation entre ce rythme de vie qui était lent, infiniment plus lent qu’aujourd’hui, et les besoins de consommation qui étaient faibles. Peut-être.

  11. Moi je pense qu’il y en a un (de lien).

    De façon plus générale, même : aller vite est grisant mais étourdit, fait perdre la conscience de soi comme du réel environnant.

    Ce n’est du coup peut-être pas tant l’expérience qui rend « sages », quand la vieillesse arrive, que la lenteur imposée.

    La pauvreté également (pas la misère !!!) rend sage, oblige à distinguer l’essentiel du superflu.

    En voilà un programme qui me semble réaliste et sage (en tout cas moins abstrait que la « décroissance », moins puéril que « les lendemains qui chantent ») : lenteur et pauvreté !!!

  12. Des activités lentes (pour entrer en résistance) ?

    Le jardinage, assurément.
    La peinture, la musique, la sculpture… bref l’art (du moins dans sa forme « classique »)
    La lecture.
    La transmission (au contraire de la communication).
    L’écriture.

    Quoi d’autre, siouplé ?

  13. La pêche à la ligne, probablement.
    Mais la chasse, alors là, je ne vois pas bien. Ou alors peut-être une certaine forme de chasse, pratiquée à l’affût en solitaire.

  14. Einstein avait vu juste en révélant un lien secret entre l’espace et le temps : en réduisant le premier (à coup de voiture, avion, téléphone, télévision…) on réduit en même temps, par un étrange contecoup, le second.

  15. « Par un curieux chassé-croisé, auquel les nouvelles technologies ne sont pas étrangères, il semble que plus nous saturons l’espace, plus nous désertons le temps. Le « speedé » de l’an 2000 qui téléphone, clique, faxe, allume sa télé et saute dans un avion divise son agenda en quarts d’heures, son time-code en secondes, mais sa zone de déplacements utile se compte en milliers de kilomètres. Le villageois de 1850, qui allait à la messe ou à la mairie, à pied ou à cheval de sa ferme au chef-lieu, procédait à rebours. Il inscrivait ses journées dans un temps long, mesuré en saisons et en générations mais dans un espace étriqué, mesuré en pas et en lieues. En un clin d’oeil, un siècle, celui qui sépare le vélocipède du supersonique, la texture du monde vécu a inversé ses trames : les distances nous sont devenues indifférentes, mais le moindre délai nous devient insupportable (on aura compris que je ne parle pas ici des peintres ni des jardiniers, mais de l’urbanisé moyen, vous et moi). Ainsi, à la contraction planétaire répond une pulvérisation du calendrier ; on se délocalise aussi vite qu’on se déshistorise ; comme si, à mesure que nous démultiplions nos autoroutes, terrestres, aériennes et informatiques, nous perdions dans l’élan le sens de la durée, et des chronologies. »

    (Régis Debray, « Des machines et des âmes », Descartes et Cie, 2002)

  16. « L’écologie verte, c’est l’écologie des substances, c’est-à-dire la pollution de la faune, de la flore, de l’atmosphère, de l’hydrosphère, etc. Or, à côté de cette écologie verte qui traduit la pollution de la nature, il y a une écologie grise. Le mot « gris » signifie qu’il n’y a pas de couleur, c’est aussi une référence à l’ontologie grise de Hegel. A côté de cette pollution visible, bien matérielle, bien concrète et substantielle, il y a une écologie des distances. La pollution est aussi la pollution de la grandeur nature par la vitesse. C’est pour cela que je parle de pollution dromosphérique. La vitesse pollue l’étendue du monde et les distances du monde. Cette écologie n’est pas perçue, parce qu’elle n’est pas visible mais mentale.
    (…)
    Prenons l’exemple de l’Atlantique. Ce n’est plus qu’une grande poubelle. En inventant les avions supersoniques, on a liquidé les paquebots. L’Atlantique ne sert guère qu’à quelques transbordeurs ou quelques cargots. Il n’est plus parcouru par l’homme, sinon comme terrain de jeu pour les croisières en solitaire ou les rameurs comme d’Aboville. Il y a donc une perte de l’étendue Atlantique qui préfigure la perte de l’étendue planétaire. »

    (Paul Virilio, « Cybermonde, la politique du pire », Textuel, 1996)

  17. Un autre exemple de lenteur : la démocratie, bien sûr
    (peu conciliable avec le sentiment d’urgence, donc une certaine tentation de l’écologie)

  18. « La lenteur, c’est, à mes yeux, la tendresse, le respect, la grâce dont les hommes et les éléments sont parfois capables. »

    (Pierre Sansot, Du bon usage de la lenteur, Payot, 1998)

  19. « C’est la première étape du bonheur : avoir quelque chose à pousser, à planter, à cueillir, à travailler, à inventer, à aimer, peut-être. Sans rien de tout cela, difficile de se confondre avec le mouvement du monde. Plus difficile encore de l’arrêter. »

    (Philippe Delerm, « Le bonheur, tableaux et bavardages », éditions du Rocher, 1998)

  20. Vincent, il faudra qu’on reprenne un jour ce débat sur la lenteur, tellement ça me semble essentiel. A l’occasion d’un prochain article, probablement.

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