A propos de Baudrillard

La mort de Jean Baudrillard, le 3 mars dernier, ne m’a pas interpelé particulièrement. A ma grande honte, j’avoue que je n’ai jamais lu un seul de ses livres. J’ai entendu parler en son temps de son livre sur la guerre du Golfe et je savais aussi qu’il avait écrit un (ou plusieurs) ouvrage(s) sur la société de consommation, mais rien de plus. Je n’ai lu de lui que les quelques citations dont Vincent a émaillé quelques-uns de ses commentaires sur ce blog. Citations que j’ai souvent aimées d’ailleurs.

Et puis, il y a quelques jours, je suis tombé sur un article de Philippe Corcuff dans le Monde qui donne une image très critique de Baudrillard et qui va nettement à l’encontre de ce que l’on a pu lire ça et là dans les journaux. Aujourd’hui, cet article est encore en ligne sur leMonde.fr mais les réactions nombreuses (et souvent offusquées) des lecteurs ont disparu. Mais il en est souvent ainsi sur ce journal web, les infos les plus délicates ou les propos les plus houleux ne restent jamais bien longtemps en ligne. Dommage, car tous propos contradictoires ont au moins le mérite de développer l’esprit critique du lecteur. Mais ce n’est peut-être pas la vocation que s’est donnée ce journal.

Ce soir, en feuilletant le Télérama (qui fait partie du même groupe de presse que le Monde) de la semaine dernière, je tombe sur un article consacré à Baudrillard. C’est plutôut un article-hommage. Et comme les propos du Monde m’avaient un peu dérouté, je lis ce nouvel article.

Dans ce court article, Gilles Heuré nous donne envie d’en savoir plus sur le bonhomme. Etonnant ce Baudrillard qui a publié en 1991 deux livres intitulés « la guerre du Golfe n’aura pas lieu » et « la guerre du Golfe n’a pas eu lieu ». A propos de ces deux titres, Heuré écrit : « Jeu de balançoire sémantique ? Furieux regard, au contraire, sur ce qu’on ne peut pas voir. Il y dénonce le simulacre des images qui escamotent l’horreur d’une guerre filmée comme in vitro par des reportages aux allures de jeux vidéo ». A propos du conflit en ex-Yougoslavie : « La timidité avec laquelle le monde « civilisé » a tenté de mettre fin aux exactions serbes lui apparaissait comme l’aveu que la future Europe autorisait en fait le « nettoyage des minorités gênantes » pour se débarrasser définitivement de « toute contestation radicale ».

Gilles Heuré insiste aussi sur la prodigieuse aptitude de Baudrillard à contrarier les commentaires en vogue. L’article donne l’image d’un penseur en lien constant avec les événements de notre monde. Voici quelques unes des phrases de Heuré que j’ai relevées dans cet article : « Lire la pensée de Baudrillard en cercles concentriques donnait parfois le vertige ». « Il ne cessait de scruter les mutations qui défiguraient l’objet même de nos interrogations : la démocratie, les droits de l’homme, la consommation, la morale, le bien ou le mal. Un sociologue donc, qui voyait sacrément loin, au point d’être aveuglé par l’incandescence des signes ou d’être terrifié par la profondeur des abîmes ». « Il faut relire ses livres et comprendre que derrière le pessimisme hanté par le tragique, à côté du décrypteur de représentations et de paradoxes, un homme-sentinelle rêvait toujours du moyen de souder la communauté humaine ».

Ces phrases me donnent terriblement envie de lire Baudrillard. L’article opposé du Monde également. Les familiers du bonhomme, il en existe probablement parmi les lecteurs de ce blog (au moins Vincent), pourront nous éclairer sur les « indispensables » à lire.

73 réflexions au sujet de “A propos de Baudrillard”

  1. En complément de l’article de Télérama, un entretien paru en janvier 2006 dans ce même hebdomadaire, où Baudrillard s’explique : Télérama.fr : le meurtre de la réalité.

  2. Je fais juste une tite parenthèse avant que les spécialistes de Baudrillard se déchaînent…

    « un homme-sentinelle qui rêvait toujours du moyen de souder la communauté humaine”…

    Ne serait-ce pas aussi ton rôle, Bernard?

    Je te vois assez bien en homme-sentinelle du blog, toujours soucieux de trouver les moyens de souder la communauté humaine qui y participe…
    Ca va de la dégustation de tomates (peu courant mais ça peut être fédérateur, une tomate…) à la livraison d’articles qui amèneront les participants à accepter que différents points de vue existent…
    N’est-ce pas la tolérance la plus solide des soudures…?

    Bon, mais ne nous éloignons pas du sujet… J’ai lu l’article de Télérama et ça m’a aussi donné envie d’en connaître un peu plus. Peut-être est-il décrié mais je me dis aussi que quelqu’un qui peut avoir un hommage aussi délicat le mérite sûrement un peu. Il ne peut pas être tout noir…

  3. La mort de Baudrillard (PS : c’était le 6 pas le 3 mars dernier) m’a – à l’inverse – totalement bouleversé. Je me doutais bien qu’il n’était pas en grande forme (il n’était plus tout jeune, ne réagissait plus comme avant sur l’actualité, un Cahier de l’Herne venait de lui être consacré, etc…), du coup, lorsque, le 7, j’ai vu ses livres exposés sur le présentoir de la médiathèque, je me suis douté de quelque chose et me suis précipité dans la zone de presse. A la lecture du Monde du jour, puis de Libération de la veille, mes jambes ont tremblé, mes yeux se sont embrumés… J’ai alors compris qu’il était pour moi plus qu’un auteur apprécié : une sorte d’ami, très intimement situé. Je n’avais, je crois, jusqu’à présent connu cette étrange émotion (un réel chagrin pour la mort d’une figure plus symbolique que réelle, vu que je ne l’ai jamais rencontrée) que deux fois : à la mort d’Eugène Guillevic (trois jours avant sa venue prévue à Besançon… à laquelle je me préparais depuis des mois) et de Brassens (bien qu’alors, je crois avoir davantage pleuré… parce que ma mère pleurait pour la première fois devant moi).

    Merci Bernard de présenter le sujet de cette manière délicate, je dirais volontiers « Rabhi-joie » : plutôt que d’entrer directement dans la virulente controverse qu’il a pu et peut encore susciter (qu’il ne s’agit d’ailleurs pas d’occulter car elle est, je pense, sinon pertinente, du moins éclairante), discutons-en entre amis, bras dessus-bras dessous… ou comme si.


  4. Si le monde entier devient occidental, où le soleil va-t-il se lever ?

    ***

    D’un point de vue esthétique, je proposerais qu’on enterre les éoliennes comme les lignes à haute tension.

    ***

    La mort arrange bien les choses, car en votre absence le monde mérite déjà nettement moins d’être vécu.

    ***

    Je suis sans courage et sans rancune, donc sans caractère. Si j’avais eu l’une ou l’autre de ces caractéristiques, j’aurais réagi violemment à mille choses inutiles. C’est donc une forme de philosophie.

    ***

    Enfin un vrai fou dans la rue – quelqu’un qui n’a pas besoin de téléphone cellulaire pour parler tout seul.

    ***

    La femme de sa vie – l’expression n’a pas de sens. En fait, c’est la femme ou la vie. Il n’y a pas de place pour les deux ensemble. La concurrence est trop forte.

    ***

    Communiquer ? Communiquer ? Il n’y a que les vases qui communiquent.

    ***

    Une seule chose dépasse en inutilité le jeu subtil du pianiste de grand hôtel, c’est la démonstration par l’hôtesse de l’air de l’usage du gilet de sauvetage.

    ***

    L’altérité, c’est ce qui fait que personne ne peut se faire rire en se chatouillant soi-même.

    ***

    Le trou de panique chez les Indiens : ils creusent ds trous, s’assoient au fond, et, par le trou, ils regardent le ciel. Vue imprenable. Notre trou de panique à nous, c’est la télé.

    Etc…

    (Jean Baudrillard, Cool memories I, II, III, IV et V, Galilée, 1987-2005)

  5. Pour ce qui est des multiples reproches qu’on peut – souvent à juste titre d’ailleurs – lui formuler (et qui, je dois l’avouer, m’intéressent tout autant que sa pensée… car elles lui sont consubstantielles), lui-même les résume, de façon je crois plutôt exhaustive, ainsi :

    « Ici commence une auto-critique délirante (elles le sont toutes, il n’est de pire forme de l’esprit critique que celle qui prétend s’exercer sur lui-même), cependant je m’accuse
    – d’avoir subrepticement mêlé mes phantasmes à la réalité, et plus précisément au peu de réalité disponible dans cette conjoncture historique médiocre
    – d’avoir pris le contrepied systématique des notions les plus évidentes et les mieux fondées, espérant qu’elles se prendraient au piège de cette radicalité, ce qui n’a pas eu lieu
    – d’avoir rêvé d’un autre monde qui, femmes ou concepts, eût été celui de la prostitutin sacrée
    – d’avoir subtilement puisé mon énergie selon une loi mentale de dérivation de celle des autres
    – d’avoir cultivé une pensée crépusculaire afin de mieux masquer le différence entre la nuit et le jour
    – de n’avoir jamais été tenté de tout perdre, mais seulement obsédé par l’insatisfaction, et d’avoir sublimé toute lâcheté dans la radicalité théorique
    – d’avoir péché par omission des références
    – d’être profondément charnel et mélancolique
    – de m’être retiré peu à peu des choses jusqu’à ne plus porter sur tout cela qu’un jugement fantomatique.
    AMEN

    Cette objectivité peu complaisante me semble assez rare (surtout chez les intellectuels souvent infatué d’orgueil et de suffisance) pour être signalée.

    Baudrillard pouvait même aller jusqu’à se décrire ainsi (ce qui prouve au moins une qualité qui peut le rendre sympatique : l’autodérision) :

    « L’anus rétréci, le souffle court, le sexe mou, la vue basse, le ventricule angioplastifié, l’urètre en polypes – mais la tête claire et dure. »

    « Légèrement goutteux
    Légèrement arthritique
    Légèrement aérophagique
    Légèrement asthmatique
    Légèrement bronchiteux
    Légèrement mycosique
    Légèrement presbyte
    Et, du point de vue psychique,
    Résolument caractériel. »

    (Toutes citations extraites des « Cool memories, I à V »)

  6. Non, non Bernard, les réactions du Monde n’ont pas disparu, elles sont justes un peu planquées ! Mais globalement, je trouve qu’elles sont aussi mauvaises que l’article, …
    J’ai un peu de mal à me faire une opinion de Baudrillard, il me semble avoir écrit des choses intéressantes, mais d’autres qui me choquent profondément, alors j’attends avec impatience le débat qui va suivre j’espère !

  7. Ce qui te choque, Mag, c’est quoi ?
    Ses propos sur la « nullité » de l’art contemporain ? la politique (Le Pen, l’Europe, la crise des banlieue, le terrorisme…), bref, une position prise sur un sujet précis ou de façon plus générale son amoralisme, son verbiage, son désabusement, son imposture ?

  8. Ce qui me choque, ce sont les phrases citées dans l’article de Wikipédia sur l’homosexualité et le sida, qui font écho à des propos que mon copain a entendu en direct d’un amphi de médecine il y a quelques années… Je ne sais pas vraiment quoi penser de ce genre de phrases tirées de leur contexte, mais elles ont suffisamment claires pour me gêner terriblement :
    « Celui qui vit par le même périra par le même. L’impossibilité de l’échange, de la réprocité, de l’altérité, secrète cette autre altérité invisible, diabolique,insaisissable, cet Autre absolu qu’est le virus »
    ou encore
    Baudrillard décrit le sida comme une « autodéfense de l’espèce humaine » contre l’homosexualité appelée « dilapidation sexuelle » – cf. Magazine littéraire, avril 1989
    Cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Baudrillard

    Voilà, si tu me m’éclairer sur ce point particulier ou me convaincre que ne pas s’intéresser à ce bonhomme juste à cause de phrases extraites d’on ne sait où, c’est un peu débile, je suis preneuse !

  9. Mag,
    J’ai retrouvé le texte tiré du Magazine Littéraire d’avril 1989 et il s’avère que la « dilapidation sexuelle » ne fait aucunement allusion à l’homosexualité. Je pourrais (si tu souhaites vérifier par toi-même) te copier ici tout le passage (comme tout le chapitre d’Ecran total d’où est tiré la première citation), mais bon… il me semble (peut-être me trompe-je) que la question n’est pas dans ce pinaillage-là. Car des phrases « choquantes » (surtout quand elle sont isolées), on en trouve finalement à foison dans la plupart de ses textes (la « provocation » et le « retournement systématique des évidences et bien pensances » sont en effet partie de sa méthode). Va donc voir (si tu le souhaites et as le temps) un ou deux des articles que je propose en lien, et redis-moi ensuite si tu conserves la même jugement définitif face au texte complet.

  10. La question “Que lire ?”, “Par quoi commencer ?”, à vrai dire me tracasse depuis ce matin : je ne sais vraiment pas quoi répondre.

    Pour tout dire, c’est l’auteur qui a été pour moi, je crois, le plus difficile d’accès (pourtant je m’en suis tapé des Kant, Husserl, Nietzsche et Cie !). Il m’a fallu plusieurs livres (donc une bonne dose d’entêtement) pour parvenir à dépasser la gêne, voire l’agacement, que provoque généralement sa lecture (surtout ses derniers ouvrages). Faut dire que la pensée du bonhomme est tellement singulière qu’elle est proprement insituable, inétiquetable… un véritable OVNI ! On ne sait pas d’où il parle, où il veut en venir, s’il pense vraiment ce qu’il écrit… et ça peut honnêtement énerver longtemps.

    Pour vous éviter le désagrément éventuel d’avoir l’impression d’avoir perdu votre temps et vos sous avec ses livres, voici des liens vers des articles dans lesquels vous pourrez, si vous le souhaitez, vous confronter à peu de frais avec sa façon déroutante et singulière (et j’ose dire « jubilatoire ») d’analyser l’actualité :

    Sur la révolte des banlieues : Nique ta mère
    http://www.algeria-watch.org/fr/article/pol/france/baudrillard_revoltes.htm

    Sur le NON à l’Europe : L’Europe divine
    http://www.liberation.fr/rebonds/118947.FR.php

    Sur la présence de Le Pen au 2nd Tour des dernières présidentielles : Au Royaume des aveugles
    http://www.egs.edu/faculty/baudrillard/baudrillard-au-royaume-des-aveugles.html

    Sur l’attentat du 11 septembre 2001 : L’Esprit du terrorisme
    http://www.egs.edu/faculty/baudrillard/baudrillard-the-spirit-of-terrorism-french.html

    Je peux aussi faire venir ici quelques-uns de ces fragments (mélangeant souvent et étrangement, à mon sens, humour et fulgurance) qui composent les 5 tomes de ses “Cool memories”

  11. Lorsque Dieu créa l’homme, il vit qu’il ne pourrait pas survivre dans cette solitude, et lui donna une ombre. Mais depuis, l’homme n’a eu de cesse de la vendre au diable.

    ***

    Memento mori. Non pas : souviens-toi que tu dois mourir, mais : n’oublie pas de mourir, souviens-toi de mourir – avant qu’il soit trop tard).

    ***

    La forme la plus idéaliste de terrorisme est certainement celle de cet anarchiste qui voulait faire sauter le méridien de Greenwich – pour libérer le peuple du Temps.

    ***

    Les seins siliconés, qui ne s’affaissent jamais, même à l’horizontale.
    La pensée siliconée, celle qui ne s’avachit jamais, et qui tient debout toute seule, dans n’importe quel contexte.

    ***

    Etre d’un pessimisme secondaire – dans l’idée que le bien finit toujours par tourner mal. Et d’un optimisme secondaire – dans l’idée que le système est le mieux placé pour mettre fin à lui-même.

    ***

    Il y a de multiples façons d’être spirituel et intelligent – presque autant qu’il y en a de ne pas l’être. Ce sont souvent les mêmes.

    Etc…

    (Jean Baudrillard, Cool memories I à V, Galilée, ç_è-2005)

  12. Le « truc », c’est que Baudrillard n’est pas – comme le croient entre autres Corcuff – un sociologue (scientifique), ni même un philosophe au sens usuel du terme (ou alors comme Pascal qui déclarait que « Rien n’est plus raisonnable que le désaveu de la raison »), ni même un penseur… c’est juste un… « littéraire ». Tout est là, finalement, je crois.

  13. L’expression courante « C’est un littéraire » n’est pas une insulte. Elle est dotée de sens. Elle renvoie à une tradition lettrée où la lettre du langage est prise « à la lettre ». C’est la violence de la littérature, qui n’est que la violence du langage indéductible. Pour cette tradition de lettrés persécutés et marginaux, le langage est par lui-même l’investigation. Dans la tradition philosophique, le langage n’est qu’un vestige dont on peut se déprendre, ou qu’on peut corriger.
    (…)
    J’appelle « rhétorique spéculative » la tradition antiphilosophique qui court sur toute l’histoire occidentale dès l’invention de la philosophie. J’en date l’avènement théorique, à Rome, en 139. Le théoricien en fut Fronton.
    (…)
    Fronton écrit à Marcus : « Il se trouve que le philosophe peut être un imposteur et que l’amateur de lettres ne peut l’être. Le littéraire est chaque mot. D’autre part, son investigation propre est plus profonde à cause de l’image. » Fronton affirme que les arguments que peuvent articuler les philosophes ne sont que des claquements de langue parce qu’ils démontrent sans images : « S’il fait jour, alors il y a de la lumière. » Le rhéteur ne démonte jamais : il montre. Les images ne cessent de surgir au sein des litterae tandis que le sermo des philosophes s’emploie à les écarter. « C’est comme si en nageant tu préférais pour modèle au dauphin la grenouille. La philosophie n’est qu’une rouille sur le glaive. »
    (…)
    Les pages de Fronton que je viens de citer sont la première déclaration de guerre que je connaisse manifestant avec clarté l’existence d’une opposition irréconciliable à l’encontre de la tradition philosophique. Elle administre la preuve de la réalité et de l’obstination d’un courant plus ancien, autonome, irréductible, offrant une véritable alternative à la classe lettrée devant l’expansion brutale, envahissant toutes les grandes cités méditerranéennes, de la formalisation et de la hiérarchisation obsessionnelle, raisonnable et terrifiée de la métaphysique des Grecs. Nous n’avons pas besoin d’aller nous adresser à l’Orient, au taoïsme chinois, au bouddhisme zen pour penser à plus de profondeur ou pour nous défaire des apories de la métaphysique des Grecs puis de la théologie des chrétiens, enfin du nihilisme des Modernes : une tradition constante, oubliée, marginale parce que intrépide, persécutée parce que récalcitrante, nous porte dans notre propre tradition, venant du fond des âges, précédant la métaphysique, la récusant une fois qu’elle se fut constituée.
    (…)
    La littérature est cette remontée de la convention à ce fonds biologique dont la lettre ne s’est jamais séparée.
    (…)
    « Va à la source de la philosophie, répète Fronto à Marcus. N’égare jamais dans la philosophie le rythme, la voix qui y parle et le psophos rémanent et émotif auquel elle emprunte. Repousse ses dissertations bossuées, contournées. Par le choix des mots, par la nouveauté de l’ancien qui est au fond de l’âme, de l’archaïque qui est au fond de l’élan, en t’abandonnant à l’investigation propre aux images, je t’ai fait pénétrer non seulement dans le pouvoir mais dans la puissance du dire. Tu ne peux pas mépriser le langage humain. Tu peux seulement ne pas l’aimer. Tu peux ne pas l’aimer comme Crassus le rire, comme Crassus la lumière du jour, comme Crassus les champs. Mais la haine du langage ne signifie rien pour l’humain qui l’énonce. Qu’un human haïsse le langage, c’est comme la moisson qui haïrait le flanc de la colline. »
    (…)
    Ceux qui veulent du sens ne rencontent jamais sur terre ceux qui veulent la vie. »

    (Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Calmann Lévy, 1995)

  14. Ne jamais perdre de vue qu’écrire est une fonction étrange, inhumaine, reflet de l’inhumanité du langage lui-même. Le langage, espèce domestique, redevient à travers l’écriture une espèce sauvage.

    ***

    La théorie n’est jamais si belle que lorsqu’elle prend la forme d’une fiction ou d’une fable.

    ***

    La vérité qui se prend pour telle devient mensonge et imposture, mais le langage, qui ne ment jamais, l’emporte sur les deux.

    ***

    Nous ne saurons jamais si la pensée est une imposture, et ceci est providentiel.

    ***

    La pensée n’est autre chose qu’une coïncidence heureuse.

    ***

    Contrairement aux intellectuels, obsédés par le sens, les masses ont flairé depuis longtemps que le seul empire est celui des signes.

    Etc…

    (Jean Baudrillard, Cool memories I à V, Galilée, 1987-2005)

  15. Le discours de la météo est aussi truqué que celui de la politique. Distillation de la panique, chantage à la sécurité… « Les éléments se déchaînent » (non, ce sont les mesures de sécurité qui se déchaînent). « La neige est en retard ! »

    ***

    Contre l’avis des médecins, le gouverneur refuse qu’on mette fin aux souffrances d’un malade incurable. C’est l’autre face de la peine capitale. Un jour, il faudra se battre pour l’abolition de la peine de vie, comme jadis pour l’abolition de la peine de mort.

    ***

    Ces hommes politiques qui tentent de refiler aux « intellectuels » une parcelle de pouvoir (missions, commissions, etc.) – d’une part pour se prouver qu’ils en ont, mais surtout pour ne laisser personne hors du champ du pouvoir. « Si je savais qu’il existe encore sur cette terre quelques hommes sans aucun pouvoir, alors je saurais que rien n’est perdu. » (Canetti)

    ***

    Une proposition de loi : tous les spéculateurs dont les malversations dépasseront le gain d’un travailleur moyen durant toute sa vie de travail sera condamné à la peine capitale.

    ***

    Cette femme en coma dépassé à l’hôpital Rochester – violée dans son coma, enceinte et accouchée, sans volonté, sans conscience et sans désir, d’un enfant qu’elle ne verra jamais. Symbole de notre condition à tous, violés que nous sommes mentalement dans notre état hypnotique de citoyens modernes politiquemet décérébrés et engrossés, à titre quasiment posthume, d’êtres que nous ne connaîtrons jamais.

    ***

    Jadis la droite était pessimiste, et la gauche indéfectiblement optimiste. Aujourd’hui, c’est le libéralisme « solaire » de la droite, et, du côté de la gauche, c’est les « Tristes Tropiques ».

    ***

    Condamner la torture comme de toute façon inutile et improductive est l’argument le plus abject. Cela sous-entend que, si elle était productive (en termes de renseignement), elle serait justifiée. Même chose pour le racisme : tenir pour argument qu’il n’y a pas de fondement objectif à la différence des races, c’est sous-entendre que, s’il y en avait un, le racisme serait justifié. Or, même s’il en avait un, non seulement il serait encore injustifié, mais c’est alors qu’il serait parfaitement injustifiable.

    Etc…

    (Jean Baudrillard, Cool memories I à V, Galilée, 1987-2005)

  16. Beaucoup de ses détracteurs disent que Baudrillard entretient une certaine confusion dans les esprits de notre époque. Je n’ai pas encore lu les trois articles proposés par Vincent, mais je comprends, à la lecture des quelques citations ci-dessus, combien de grands « penseurs » ont pu prendre pour eux certaines phrases telles que :

    « La vérité qui se prend pour telle devient mensonge et imposture… »

    « Contrairement aux intellectuels, obsédés par le sens, les masses ont flairé depuis longtemps que le seul empire est celui des signes. »

    « Les seins siliconés, qui ne s’affaissent jamais, même à l’horizontale.
    La pensée siliconée, celle qui ne s’avachit jamais, et qui tient debout toute seule, dans n’importe quel contexte. »

  17. Entretient-il la confusion dans les esprits de l’époque ?

    Ce serait déjà – et paradoxalement de la part de ses détracteurs – lui faire bien des honneurs que de lui attribuer ce pouvoir.

    La clarté de l’époque serait-elle de plus si fragile qu’un petit auteur sans réseau ni influence (ce n’est tout de même pas Minc ou BHL !!!) pourrait à lui seul y semer le trouble ?

    Je pense plutôt que l’esprit de l’époque (comme des autres) ne l’a pas attendu pour être confus. Et qu’il l’est peut-être d’ailleurs – et c’est là un autre paradoxe – d’autant plus (confus) qu’il se croit enfin clair, rationnel, moral,… bref qu’il s’illusionne.

    Et s’il avait, au contraire, fait une œuvre d’éclaircissement hautement salutaire ? Et constructive surtout… En assumant, notamment, la part irrationnelle (« maudite », dirait Georges Bataille), y pénétrant afin d’y déceler la logique et les courants cachés.

    A-t-il survalorisé, comme on l’entend parfois, la pensée symbolique ? S’y est-il perdu ? A-t-il, au contraire, ouvert des pistes et/ou de grands champs ?

    A chacun de juger… ne serait-ce que si ça vaut le coup d’aller voir !

    N’étant sûr de rien, je ne chercherais à « convaincre » personne (même si tu me le demandes gentiment, Mag).

  18. Broch nous fait comprendre que c’est le système des con-fusions, le système de la pensée symbolique, qui est à la base de tout comportement, individuel comme collectif. Il suffit d’examiner notre propre vie pour voir à quel point ce système irrationnel, bien plus qu’une réflexion de la raison, infléchit nos attitudes : cet homme m’évoquant, par sa passion pour les poissons d’aquarium, un autre qui, jadis, m’a causé un terrible malheur, provoquera toujours en moi une méfiance insurmontable…
    Le système irrationnel ne domine pas moins la vie politique. (…)
    L’homme est un enfant égaré – pour citer encore une fois le poème de Baudelaire – dans les « forêts de symboles ».

    (Milan Kundera, L’art du roman, Gallimard, 1986)

  19. Une question sous-jacente à la lecture de Baudrillard :

    Miser sur la pensée moderne (cartésienne, rationnelle, morale, etc.) pour sortir de la crise de la modernité (arraisonnement, désenchantement, réification, technicisation, marchandisation… du monde), n’est-ce pas quand même, quelque part, « prendre la maladie pour le remède » ?

  20. J’ai pas retrouvé les textes dont je parlais dans mon précédent commentaire, ça m’énerve… Du coup, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt les liens envoyés par Vincent, et OK, Baudrillard m’intéresse… Mais j’ai besoin d’approfondir un peu quand même. Donc, je me programme la lecture de Baudrillard bientôt, disons, après l’Antéchrit et Ecce Homo… Il faut dire que jusqu’au mois de juin, mes lectures sont quelques peu orientées différemment…

    Et à part Vincent et Bernard, tout le monde s’en fout, ou vous n’avez plus internet ?

  21. J’aime à penser, avec Hegel, que les « grandes âmes » sont celles qui sont capables de supporter les grandes contradictions, qui les recherchent même – voire les provoquent, les exacerbent – et puisent dans les tensions qu’elles génèrent les étincelles qui les stimulent.

    J’appellerais dès lors volontiers « belles âmes », celles qui, à l’inverse, ont un besoin vital de clarifier les choses (quitte à forcer sur le Noir et Blanc) puis de prendre parti, de s’engager résolument du côté du Bien qu’ils viennent de définir.

    Selon ce schéma, Baudrillard fait incontestablement parti des « grandes âmes ». Et les « belles âmes » ne peuvent voir en lui qu’un ennemi.

    Deux postures donc, comme deux espèces.
    Parviendront-elles à cohabiter pacifiquement (dans l’espace public, sur ce blog, en nous), ou Cro-Magnon doit-il encore une fois, inévitablement, éliminer Néanderthal ?

  22. Non, non, j’ai toujours internet… et je ne m’en fous pas…
    Mais je suis avec intérêt la présentation de Vincent ainsi que les critiques faites à Beaudrillard…
    Mais je ne vais pas parler pour parler… Je n’ai rien à dire, juste beaucoup de choses à écouter (ou lire)…
    Parfois le silence est d’or… et l’écoute qui en découle, le bijou précieux.

    Promis, on s’en fout pas, loin de là.

    La dernière intervention de Vincent me paraît juste, ou dumoins fait écho à ce qui me paraît être en accord avec la réalité… Ca me rappelle un peu mes cours de philo mais de là à renchérir et rebondir… je suis un peu sans voix…

    Alors je me tais…

  23. Mag, ce que tu recherches désespérément, ce sont les textes complets d’où sont tirés les extraits cités par Wikipédia ?

    Si c’est le cas, ne « t’énerve » plus, demande à Bernard qu’il me communique ton adresse, je t’en enverrai copie : j’ai le Magazine Littéraire d’avril 89 d’où provient le second (dossier sur Le retour de l’individualisme, entretiens avec Baudrillard intitulée ) et suis sur le point de retrouver Ecran total (le livre recueillant ses articles dans Libération) d’où est extrait le premier.

  24. On peut se réjouir profondément de choses effroyables (Worl Trade Center), et ne pas être content de se réjouir. D’autres préfèrent protester du contraire, et jouir sans le savoir.

    ***

    Résumé de l’art contemporain par un chauffeur de taxi de Londres, devant Tate Modern : « Quand on y entre, on comprend pourquoi c’est gratuit. »

    ***

    On peut passer du Bien au Mal en changeant simplement d’échelle.
    On peut passer du sublime au banal en changeant d’éclairage.
    On peut passer de la vie à la mort sans s’en apercevoir.

    ***

    Quand le chaman a guéri le malade, c’est lui qui doit donner quelque chose en échange. Ayant réparé le corps, il doit réparer la dette.
    Ou encore l’histoire japonaise de cette femme qui laisse la petite fille se noyer, parce que, dit-elle, si elle lui sauve la vie, l’autre en aura une telle obligation que ce sera insupportable.
    Toute notre psychologie échoue devant ces règles ancestrales.

    ***

    « Là où grandit le danger croît aussi ce qui sauve », nous dit Hölderlin.
    C’est aujourd’hui l’inverse : « C’est dans l’excès de sécurité qu’est le péril extrême. »

    ***

    C’est l’exercice du mal, donc en quelque sorte l’inhumain, qui est le signe distinctif de l’humain dans le règne animal.

    ***

    La dénonciation des sectes, comme toute chasse aux sorcières, est ignoble : « débilité mentale », « culte du gourpou », « pulsion suicidaire », etc. Comme si tout cela n’était pas de règle dans la sphère habituelle des conventions et de l’ordre social. Cela rappelle le grief de « lâcheté » qu’on faisait aux suicidés.

    ***

    La tentation de la réalisation de tous les désirs était jadis celle du Mal, la tentation diabolique. Aujourd’hui, c’est le Bien qui préside à cet accomplissement, mais ce n’est plus celui d’un désir ou d’une impulsion propre. Nous n’aspirons plus à rien, c’est nous qui sommes aspirés par le Vide.

    ***

    Astrophysiciens, microphysiciens, cessez de harceler la matière et de lui faire avouer n’importe quoi au nom d’hypothèses gratuites. Fermez les yeux sur le cosmos, comme les anthropologues, pris de remords, l’ont fait jadis sur les tribus indigènes perdues depuis des siècles au fond de la jungle.

    ***

    L’Autre existe bien plus intensément dans la relation duelle, dans la rivalité et le défi, que dans l’interaction, la convivialité et le multiculturalisme de complaisance.

    ***

    Ces inconscients qui aiment la vie et qui ne voient pas que leur maîtresse les trompe tous les jours avec la mort.

    ***

    De nouvelles passions surgissent, au sommet desquelles brillent celle de l’humour, du hasard objectif, de la complexité astronomique, de la fascination, de l’allégorie, de l’ellipse, de l’indifférence et de l’impatience.

    ***

    Dieu se rit de ceux qu’il voit dénoncer les maux dont ils sont la cause.

    Etc…

    (Jean Baudrillard, Cool memories I à V, Galilée, 1987-2005)

  25. Complément sur « la maladie qui se prend pour le remède » :

    La naissance de la modernité (pour faire simple : le passage du credo du Moyen Age au cogito cartésien) marque le début de l’arraisonnement du monde menant à son désenchantement, sa marchandisation, bref… à la situation actuelle. D’une certaine façon, rien n’est en effet plus « rationnel » que les systèmes économiques et politiques actuels. Pourquoi ça ne marche pas alors ? Pourquoi ça délire ? Pourquoi ça empire même ?

    Tout simplement, il me semble, parce que l’humain n’est pas l’être rationnel qu’on imagine. Et paradoxalement, plus on s’évertue à vouloir le faire entrer de force dans des comportements moraux et rationnels… et plus il s’échappe dans des comportements imprévisibles, même à lui-même.

    Quiconque a essayé d’éduquer un enfant – ou guérir un fumeur – à coup de sermons moraux et arguments rationnels, sait de quoi il en retourne. ce n’est pas comme ça que « ça marche » !

    Les réflexions autour de la décroissance (j’en parle parce que j’étais à la conférence de Besset sur le sujet, hier soir) achoppent, je crois, sur cet obstacle. Si le constat est juste, est-on vraiment certain que c’est en en rajoutant dans l’hyper-rationnel, et l’hyper-moral, qu’on va parvenir à changer quoi que ce soit ?

    Commençons peut-être par admettre que la fable de l’humain rationnel n’est pas pertinente pour analyser… comme orienter les choses. Tentons donc de construire une anthroplogie un peu plus conforme à la réalité.

    Je n’en demande, pour ma part, pas plus. Et considère juste que Baudrillard a – à sa façon – apporté une pierre à cet édifice.

  26. Lu sous la plume de Philippe Petit dans Marianne :
    « Baudrillard était avant tout un sauvage, un primitif, dont nul n’était obligé de suivre la radicale intransigeance. Il était une sorte de poète de sept ans. Il était un métaphysicien des phénomènes extrêmes. Il était un penseur sans disciples, un écrivain, et non un philosophe désireux de faire école. Il aura commencé dans la violence théorique avec l’échange symbolique et la mort (1976) et aura fini dans la douceur diabolique avec le Pacte de lucidité (2004). Il a débuté par une analyse critique du quotidien et de la consommation, il s’est rendu célèbre en rompant avec le marxisme et la posture de l’intellectuel critique. Il lui arrivait même d’impressionner son monde. La vie des formes et le pouvoir de fascination des objets furent sa passion, la disparition de l’échange symbolique fut son idée fixe.

  27. Les explications de Cess sur les pourquoi de sa non intervention pourraient être les miennes, complétées par le manque de temps. Contrairement à Bernard, j’ai beaucoup de mal à gérer les priorités dans mon emploi du temps, et à vouloir tout faire …

    Je n’ai lu aucun des livres de Baudrillard.
    Mais je commence à me faire une petite idée du monsieur, à travers les commentaires et les liens.
    Et comme Vincent vient me « chercher » sur la décroissance, je ne peux pas ne pas réagir.

    Pas tout à faite d’accord avec toi quand tu dis que le point d’achoppement est que l’humain n’est pas l’être rationnel qu’on imagine.
    Évidemment, Jean-Paul Besset n’est pas le moins rationaliste des décroissants. La plupart, je te l’accorde, commencent par faire le triste constat de l’état de la planète pour amener la nécessité de la décroissance. Mais quelqu’un comme Pierre Rabhi se situe sur un tout autre niveau, non ? La spiritualité tient une place énorme dans son choix de vie et dans sa décision de défendre l’idée de décroissance.
    Serge Latouche, pourtant économiste, parle de Décoloniser l’imaginaire. On est, ici aussi, bien loin de la seule pensée rationnelle.
    Je crois beaucoup plus à un conditionnement très poussé qui empêcherait la plupart d’entre nous de se mettre à une distance suffisante pour permettre le regard critique. Et même si on vit dans un pays où la pensée est libre, comme ce sont certains des fondements de la société actuelle qu’il faut remettre en question (hégémonie de l’économie, production, consommation), le recul nécessaire n’est facile à trouver.

    Quant aux propos (qu’on retrouve sous une autre forme dans les commentaires sur Rabhi) sur la dimension rationnelle de l’humain, et qui se rapprochent de l’éternel débat nature /culture, je me suis souvent posé la question d’un troisième niveau, auquel je ne trouve pas de nom, et qui inclurait l’inconscient, l’imaginaire, le poétique,…

    Enfin, il me semble que Vincent, dans sa manière de commenter ce blog, a trouvé en Baudrillard une espèce de Mentor.

  28. Une espèce de mentor, oui, tu as raison Anne… Le pire, c’est que je ne le savais pas (ou du moins ne m’en rendais pas totalement compte), que je viens de le découvrir un peu comme toi… Et pour tout dire, ça me fait tout autant sourire que… peur ! Il va tout de même falloir que je m’en dégage un peu de cette Baudrille !!! En tout cas cette « pause Baudrillard » offerte par Bernard va peut-être être l’occasion pour moi de faire en quelque sorte (et à tout niveau) une sorte de deuil. De passer à autre chose.

  29. Désolé Vincent (oui, j’m’en prends encore à toi, tu causes tellement !) mais quand on BUCHE un peu BAUDRILLARD, on se rend compte qu’il est finalement bien léger, bien creux, bien inutile… un peu comme une BAUDRUCHE sur un BILLARD !

  30. Pour le troisième niveau (qui inclurait l’inconscient, l’imaginaire, le poétique,…), on peut se risquer à tenter le spirituel que j’évoquais (en commentaire de l’article sur Rabhi) en citant la célèbre phrase attribuée à Malraux, mais c’est un peu « casse-gueule » !

  31. Peut-être pas casse-gueule mais en tout cas réducteur par rapport à l’idée que je me fais de ce troisième niveau. Ma pudeur avait caché une dimension affective dans les points de suspension.

  32. Faire le deuil de Baudrillard ? Dans la vie, je pense que tout ne fonctionne que par palliers successifs. Il est, à mon avis, impossible de passer à la marche suivante sans avoir fait le deuil de certaines choses auparavant. On ne peut monter des escaliers en s’alourdissant au fur et à mesure que l’on grimpe. On est bien obligé, à un moment donné, de laisser des choses sur le côté de la route pour pouvoir s’en approprier de nouvelles. Il faut s’alléger. Sobriété. C’est l’un des termes employé par l’exilé à propos de Rabhi et je dois dire que c’est l’une des grandes leçons que nous donne le petit reportage sur ce grand homme.

  33. Petit reportage sur ce grand homme ?
    Ca nous change des longs reportages sur le petit homme qu’on voit partout, non ?

  34. Et de ses hirondelles… paraît qu’elles se plaignent de l’hiver, z’avaient qu’à prendre un zinc pour l’Afrique, avec des papiers, c’est fastoche non ?

  35. « Dans la photographie, disait Baudrillard, il existe une sorte d’ « écriture automatique de l’évidence du monde ». Pourtant, cette évidence n’en est pas une. Car l’appareil photo est comme un miroir grossissant de l’illusion et des formes. Il nous présente ce qu’il y a à voir, et en même temps instaure un écart entre l’image que nous voyons et ce vers quoi elle fait signe. Tel est le mystère de la photographie, elle nous oblige à nous délester de « notre tendance insupportable à tout interpréter », elle fait silence et nous invite à « ne pas prendre le réel pour un fait accompli, mais plutôt à l’état naissant, c’est à dire encore ambivalent, mal latéralisé, et n’ayant pas encore eu le temps de signifier » écrit baudrillard dans un texte écrit en mai dernier. Devant la violence faite aux images, face à la prolifération automatique des images sans fin ni loi, il voulait faire l’inventaire du monde avant sa liquidation. Il voulait laisser le temps aux images de devenir images. Cette attitude est le contraire d’une vision nihiliste du monde. Elle est même son envers. Car, lorsque tout est donné à voir, il n’y a plus rien à voir, disait-il. Le prêt-à-voir tels le prêt-à-jouir, le prêt-à-penser, est violent. Ils sont la preuve de cette perte de tout espace symbolique. Ils usurpent les apparences et la séduction. Ils oblitèrent l’inséparabilité du bien et du mal. Ils clonent les individus. »

    (Philippe Petit dans Marianne)

  36. J’aime beaucoup cette phrase : « Quand tout est à voir, il n’y a plus rien à voir ». Ne touche-t-il pas là l’un des principaux travers de notre époque ?

  37. La photographie, c’est notre exorcisme. La société primitive avait ses masques, la société bourgeoise ses miroirs, nous avons nos images.
    (…)
    Nous croyons forcer le monde par la technique. Mais par la technique, c’est le monde qui s’impose à nous, et l’effet de surprise de ce renversement est considérable.
    (…)
    Le désir de photographier vient peut-être de ce constat : vu dans une perspective d’ensemble, du côté du sens, le monde est bien décevant. Vu dans le détail, et par surprise, il est toujours d’une évidence parfaite.
    (…)
    Chaque objet photographié n’est que la trace laissée par la disparition de tout le reste. C’est un crime presque parfait, une résolution presque totale du monde qui ne laisse rayonner que l’illusion de tel ou tel objet, dont l’image fait alors une énigme insaisissable. A partir de cette exception radicale, vous avez sur le monde une vue imprenable.
    (…)
    La photo est ce qui nous rapproche le plus de la mouche, de son oeil à facettes et de son vol en ligne brisée.
    (…)
    L’enjeu, c’est de faire que l’objet, au lieu que lui soient imposées la présence et la représentation du sujet, devienne le lieu de son absence et de sa disparition. L’objet peut d’ailleurs être une situation, une lumière, un être vivant. L’essentiel est qu’il y ait fracture de cette machinerie trop bien conçue de la représentation (et de la dialectique morale et philosophique qui s’y rattache), et que par l’effet d’un événement pur de l’image, le monde surgisse comme évidence insoluble.
    (…)
    L’immobilité véritable n’est pas celle d’un corps statique, c’est celle d’un poids au bout de son pendule, dont les oscillations viennent à peine de s’arrêter et qui vibre encore imperceptiblement. C’est celle du temps dans l’instant – celle de l’ « instantanéité » photographique, derrière laquelle circule toujours l’idée du mouvement, mais l’idée seule – l’image étant là pour tenir le mouvement en respect, sans jamais le faire voir, ce qui en ôte l’illusion. C’est de cette immobilité, dont les choses rêvent, c’est de cette immobilité dont nous rêvons.
    (…)
    Silence de la photo. Une de ses qualités les plus précieuses, à la différence du cinéma et de la télévision, à qui il faut toujours imposer le silence, sans y réussir. Silence de l’image, qui se passe (ou devrait se passer !) de tout commentaire. Mais silence aussi de l’objet, qu’elle arrache au contexte encombrant et assourdissant du monde réel. Quels que soient le bruit et la violence qui l’entourent, la photo rend l’objet à l’immobilité et au silence. En pleine confusion urbaine, elle recrée l’équivalent du désert, un isolement phénoménal. Elle est la seule façon de parcourir les villes en silence, de traverser le monde en silence.
    (…)
    La photographie rend compte de l’état du monde en notre absence.
    (…)
    Etc.

    (Jean Baudrillard, Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité…, Descartes et Cie, 1998)

  38. Il va me falloir du temps pour digérer toutes ces phrases. Trop fort ! Notamment les considérations sur l’immobilité et le silence. Elles me parlent beaucoup. Non, non, tu déconnes Vincent en disant que Baudrillard n’est peut-être qu’un littéraire. Il me semble être tellement plus !

  39. « Qu’est-ce qui fait l’unité d’une pensée ? La forme, aurait dit Baudrillard. Or, la forme est aujourd’hui symboliquement menacée par une surenchère constante de bonnes intentions, elle est contaminée par une réalité foisonnante, un trop plein de signes et d’informations ».

    (Philippe Petit, dans Marianne)

  40. Une phrase étonnante de Baudrillard :
    « Tous les événements qui n’adviennent pas continuent de devenir ».

  41. Oui, ces paroles sur la photo, le silence ou l’immobilité me plaisent beaucoup plus que le reste : j’ai entendu récemment sur France Inter quelqu’un qui disait que Baudrillard avait une pensée originale sur tout, un regard que personne n’avait encore porté… assez proche de celui du photographe dont il parle si bien ici. On est loin du cliché !

  42. Il a bien fait de mourir, finalement, Baudrillard : on commence à le découvrir « pour ce qu’il était » !

    Mais si tout le monde se met à l’apprécier, quelque chose me dit que Vincent va commencer à lui trouver de gros défauts, je me trompe ?

    (Tu me diras, ce sera le meilleur moyen pour que tu le fasses ce fameux deuil…)

  43. Moi aussi, ils me plaisent beaucoup ces extraits de texte sur la photographie.
    Je crois que c’est dû, en partie, au fait qu’ils allient réflexion et sensibilité.

  44. Silence et immobilité !
    Voilà probablement l’un des points communs avec Pierre Rabhi, qu’on imagine contemplatif et donc amoureux du silence et de l’immobilité. Elle m’obsède cette parenté entre ces deux bonhommes. J’aimerais bien creuser cet aspect des choses.

  45. Finalement, si Baudrillard est de son siècle, bien ancré dans les sujets d’actualité, Pierre Rabhi est intemporel ! C’est peut-être la différence essentielle (c’est juste pour la rime avec « intemporel »).

  46. « L’erreur, selon Baudrillard, c’est de croire qu’il faut donner forme au monde, le saisir, aller à sa rencontre, se mesurer à lui. Alors que c’est lui qui nous trans-forme du haut de sa mystérieuse indifférence ou de sa contingence absolue. Baudrillard, le dernier des stoïciens, dans un ultime dépouillement, désirait saisir l’objet ou appréhender le monde en terme d’apparition « et non plus en termes de production d’un monde déjà façonné à l’image de la pensée ». Il désirait éprouver le monde avant qu’il ne prenne fin. »

    (Philippe Petit, dans Marianne)

  47. A priori, comme ça, ils me semblent sur des planètes bien éloignées, mais… ils ont au moins en commun d’être volontairement « à la marge » du système, d’être plus ou moins parvenus de ne pas en être dupes (ce qui n’ets pas une mince affire !)

    Un autre point commun, peut-être aussi : la volonté de gratter sous le vernis pour retrouver en quelque sorte le paléolithique en chacun de nous (notre seule vraie « authenticité », à bien y regarder) ! Je me demande si ce n’est pas cette dimension-là que tu perçois, Bernard, et qui te plaît.

  48. La différence essentielle, selon moi, entre les deux bonshommes est que Rabhi veut avant tout à transformer le monde (et cherche pour ce faire un art de vivre et une pensée adéquats) quand Baudrillard se contentait simplement de parvenir à le penser. Il y a quelque chose de beaucoup plus contemplatif chez Baudrillard, il me semble, sinon de plus résigné, en tout cas de moins utopique.

    Rabhi croit par exemple à un « autre monde » possible et à un « autre homme » (le « colibri », si je me souviens bien de sa conf’), et cette croyance est indispensable à son système, car elle le justifie. Cette croyance (qu’on peut qualifier de « platonicienne ») me paraît tout à fait étrangère à la pensée de Baudrillard (qui est à l’inverse plutôt « nietzschéenne »). Pour lui, j’ai envie de dire, « l’autre monde » et « l’autre homme » sont déjà là (on ne sait juste pas les voir)… mais surtout pas « à venir et/ou construire ».

  49. Sa phrase “Tous les événements qui n’adviennent pas continuent de devenir” est une bonne illustration de ce qu’on pourrait appeler son « fatalisme ». Pour lui en effet, au fond, on ne peut pas changer grand chose au cours du monde. Par une sorte d’ironie du sort (de « retour du refoulé »), d’une certaine façon, tout ce qu’on sort par la porte… revient d’autant plus violemment par la fenêtre.

    D’où le qualifiquatif de « dernier des stoïciens », employé par Philippe Petit. On pourrait le dire aussi « oriental », limite « bouddhiste » finalement.

  50. En d’autres termes, pour Rabhi le Mal est ici et maintenant et le Bien renvoyé vers demain, alors que pour Baudrillard Bien et Mal sont déjà là, entremêlés, ni plus ni moins que demain. Plutôt que d’attendre « les lendemains qui chantent », il préfère tenter de « faire chanter le présent » (c’est ce qui en fait pour certains un immoraliste car il donne du coup l’impression de « pactiser » avec le Diable du présent).

  51. Parvenir à réunir deux personnages (Baudrillard et Rabhi) qui ne sont pas dupes chez Dupdup, voilà le résultat des intenses recherches imposées par un Dupdup pas dupe !

    Je ne suis pas dupe Dupdup : c’est quoi c’t’embrouille ???

    Cela m’oblige donc à ce contrepet :
    à ton Rabhi tout vaut Baudrillard ?
    …votons bite arabe ou brille au dard ?

  52. « Jean Baudrillard, disparu le 6 mars dernier, a écrit sur tout. Durant quarante ans, il aura aussi bien parlé de la lessive pax que du coup de boule de Zidane. Il a écrit sur les gadgets, les robots, le crédit, la publicité, les médias, le corps, le sexe, les loisirs, le sida, la drogue, le loft, Sarajavo, Saddam, Chirac, la guere du Golfe, le 11 septembre 2001, les émeutes de 2005, le CPE… Il a eu sa période sociologue à Nanterre, sa période utopiste, sa période cool en Amérique, sa période journaliste à Libération, sa période photographe. Il est lu dans les écoles de la République et commenté dans le monde entier. Mais il était avant tout un sauvage, un primitif, dont nul n’était obligé de suivre la radicale intransigeance. Il était une sorte de poète de 7 ans. Il était un métaphysicien des phénomènes extrêmes. Il était un penseur sans disciples, un écrivain, et non un philosophe désireux de faire école. Il aura commencé dans la violence théorique avec l’échange symbolique et la mort (1976) et aura fini dans la douceur diabolique avec le pacte de lucidité (2004). Il a débuté par une analyse critique du quotidien et de la consommation, il s’est rendu célèbre en rompant avec le marxisme et la posture de l’intellectuel critique. Il lui arrivait même d’impressionner son monde. La vie des formes et le pouvoir de fascination des objets furent sa passion, la disparition de l’échange symbolique fut son idée fixe. ».

    (Philippe Petit, dans Marianne)

  53. Très beau texte de Philippe Petit (pour info : né en 51, c’est un docteur en philo, ancien prof devenu journaliste, auteur d’un livre d’entretien destiné à faire connaître Baudrillard intitulé Le paroxyste indifférent, Grasset, 1997).
    Seule réserve : si Baudrillard a bien pour idée fixe « l’échange symbolique », il ne me semble pas qu’il diagnostique sa « disparition », mais bien plutôt – au contraire – sa persistance… d’autant plus intense même qu’on tente de le nier en instaurant un « échange rationnel et marchand ».

  54. Puisque vous avez apprécié les extraits sur la photo, voici la suite :

    Il fut un temps où la confrontation avec l’objectif était dramatique, où l’image elle-même était encore un enjeu, une réalité magique et dangereuse. Tout alors exprime l’absence de complaisance envers l’image – peur, défi, fierté – ce qui donne à n’importe quel paysan ou bourgeois du début du siècle au milieu de sa famille le même sérieux mortel et farouche qu’à un primitif. Leur être s’immobilise, leurs yeux se dilatent devant l’image, ils prennent spontanément la stature du mort. Du coup, l’objectif devient sauvage lui aussi. Toute promiscuité du photographe et de son objet est exclue (au contraire des pratiques actuelles).
    (…)
    Dans les festivals, les galeries, les musées, les expositions, les images ruissellent de messages, de témoignage, de sentimentalité esthétique, de stéréotypes de reconnaissance. C’est une prostitution de l’image à ce qu’elle signifie, à ce qu’elle veut communiquer – une prise d’otage, soit par l’opérateur, soit par l’actualité médiatique.
    (…)
    Ce que je regrette, c’est l’esthétisation de la photographie – qu’elle soit devenue un des Beaux-Arts et soit entrée dans le giron de la culture. L’image photographique, de par son essence technique, est venue d’en deçà ou d’au-delà de l’esthétique, et constitue à ce titre une révolution considérable dans notre mode de représentation. Son irruption a remis en cause l’art lui-même dans son monopole esthétique de l’image. Or, de nos jours, le mouvement s’est inversé : c’est l’art qui dévore la photo plutôt que le contraire.
    (…)
    La photo s’inscrit profondément dans une autre dimension, non esthétique à proprement parler – quelque chose comme celle du trompe-l’oeil, qui court au long de l’histoire de l’art, mais reste comme indifférent à ses péripéties. Le trompe-l’oeil n’est qu’apparemment réaliste, en fait il est lié à l’évidence du monde et à une ressemblance tellement minutieuse qu’elle en devient presque magie.
    (…)
    C’est à force de jeu irréaliste avec la technique, par son découpage, son immobilté, son silence, sa réduction phénoménologique du mouvement, et de la couleur éventuellement, que la photo s’impose comme l’image la plus pure et la plus artificielle. Elle n’est pas belle, elle est pire, et c’est en tant que telle qu’elle prend force d’objet dans un monde qui voit précisément s’exténuer le principe esthétique.
    (…)
    Le monde en lui-même ne ressemble à rien. En tant que concept et discours, il a à voir avec beaucoup d’autres choses – en tant qu’objet pur, il est non identifiable. L’opération photographique est une sorte d’écriture réflexe, d’écriture automatique de l’évidence du monde.
    (…)
    La magie de la photo, c’est que c’est l’objet qui fait tout le travail. Les photographes ne l’admettront jamais et soutiendront que toute l’originalité réside dans leur inspiration, dans leur interprétation photographique du monde. C’est ainsi qu’ils font de mauvaises, ou de trop bonnes photos, confondant leur vision subjective avec le miracle réflexe de l’acte photographique.

    (Jean Baudrillard, Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité…, Descartes et Cie, 1998)

  55. Je viens de lire l’article sur Baudrillard dont je parlais plus haut (sans l’avoir lu avant, ça m’apprendra !) et que Vincent m’a envoyé (merci beaucoup…). Ben, j’ai pas trouvé de propos homophobes… Pourtant, j’ai cherché, mais non, rien, alors j’en conclus deux choses :

  56. D’abord je ne sais pas me servir d’internet… J’avais pas fini, moi, Dupdup, tu me censures ?

    Donc, Baudrillard mérite d’être approfondi (pour moi, hein, j’parle pas pour les autres), surtout parce que je ne suis pas sûre d’avoir tout saisi sur sa conception de l’individu.
    Wikipédia, c’est super, tant que les auteurs n’extrapolent pas trop…

  57. Ce n’est pas trop Wikipédia qui est à incriminer, il me semble, mais plutôt Thomas Florian l’auteur, plutôt léger, de Bonjour Baudrillard (Baudrillard sans simulacre) d’où était tirée la référence falsifiée.

    Autrement plus pertinente (ou du moins intéressante) est peut-être en effet la critique de Sokal et Bricmont, auteurs du fameux Impostures intellectuelles… et Wikipédia n’oublie pas d’en faire mention.

  58. « L’échange symbolique.
    Il s’agissait pour moi, au travers de ce concept, de prendre le contre-pied de l’échange marchand, et par là même de faire une critique politique de notre société au nom de ce qu’on pourrait peut-être taxer d’utopie, mais qui été une forme vivante dans bien d’autres cultures. »

    (Jean Baudrillard, Mots de passe, Pauvert, 2000)

  59. Vient de paraître La séduction Baudrillard de Ludovic Leonelli (éditions de l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts).

    Je vous tiendrais au courant s’il me semble être une bonne introduction à l’oeuvre de JB dès que je l’aurai fini.

  60. Bon, pas besoin de finir le livre de Leonelli pour me rendre compte de sa pertinence, son importance, son intelligence du « système Baudrillard » (sans pour autant de complaisance).

    Je le conseillerai donc désormais, sans hésiter, à tout lecteur souhaitant aborder l’oeuvre déroutante du bonhomme. Voici comment il conclut son introduction (je n’avais encore jamais rien lu d’aussi clair et précis) :

    « Est-ce encore de la sociologie ? Est-ce de la philosophie ? Comment classer un penseur qui a fait de notre destin, ou plutôt de son absence le point nodal de sa réflexion ?

    On peut le présenter comme un gnostique, c’est-à-dire l’affilier à une pensée, née il y a près de dix-huit siècles en Egypte et en Grèce, qui voyait notre univers comme la fabrication seconde et déformée d’un monde harmonieux perdu à jamais (dont il reste comme unique trace la brillance de notre rétine et des étoiles). On peut également, comme on l’a fait avec les meilleures intentions, dire qu’il est un pataphysicien. Ou prendre son oeuvre comme une théorie-fiction. Ou pire encore : comme une oeuvre d’art. Mais pareilles distinctions, qui peuvent sembler laudatives, pratiquent en réalité le redoutable exercice du compliment assassin. C’est-à-dire, que dans le même mouvement, on lui accorde des bénéfices secondaires (la licence poétique, le sens de la métaphore, la virtuosité de l’écriture) tout en lui retirant l’essentiel : la combativité et la virulence de sa pensée. Car Baudrillard, « philosophe destroy » comme l’a qualifié naguère le magazine Globe, ou « serial-killer conceptuel » tel qu’il s’est lui-même défini, ne s’est jamais départi d’une même volonté : lutter contre la loi capitaliste de « l’équivalence généralisée » (tout s’équivaut, tout s’échange), combattre ce qui s’oppose aux singularités et ce qui érode la beauté de l’illusion et la féérie des apparences. »

  61. J’ai oublié de dire, comme Vincent m’a gentiment envoyé l’article du magazine littéraire, je peux également en faire profité quelqu’un d’autre ; n’hésitez pas à demander !

  62. « Etre toujours à la limite de la contradiction, penser simultanément ce que d’habitude on pense séparément, tenir par la pensée aussi loin que possible deux hypothèses qui se contredisent, ne pas les annuler, mais au contraire les enrichir par effet de frottement et de contamination, là réside l’une des composantes de l’alchimie baudrillardienne.

    On pourrait dire qu’il s’agit d’une pensée cubiste qui n’adopte pas sur les choses un seul point de vue mais qui au contraire multiplie les angles d’approche, analyse un phénomène du dedans, du dessus et de l’envers. Plus qu’une pop philosophie, pour reprendre un terme cher à Philippe Nassif, une Dada theory… »

    (Ludovic Leonelli, La séduction Baudrillard, Ecole nationale supérieure des beaux-arts, 2007)

  63. Bonjour !
    Voilà, je suis tombée avec grand plaisir sur ce post consacré à Baudrillard. Il se trouve que je recherche une citation exacte de lui, tirée de Cool memories III. Or, je ne vis pas en France, n’ai accès à aucune bibliothèque contenant des livres en français, et l’ouvrage en question ne me paraît pas exister en numérique.
    Auriez-vous par hasard connaissance d’un passage de Cool memories III, donc, qui ferait référence au Bien et au Mal, et dirait en substance à peu près ceci : « Même le Bien et le Mal rêvent l’un de l’autre depuis les profondeurs de leur solitude ».
    Si jamais vous tombez sur mon message… et si jamais vous avez le temps et l’envie d’éclairer ma lanterne… Un grand merci d’avance. :-)

  64. Merci beaucoup, Bernard ! Au plaisir de vous lire. Je vais consulter de ce pas l’article que vous mentionnez, évidemment :-)

  65. J’adore quand des commentaires repartent 10 ans après que l’article ait été écrit. C’est un peu ça le blogadupdup, ça part constamment dans tous les sens.

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