Nous y sommes

Il y a quelques mois, plusieurs amis m’avaient envoyé ce texte de Fred Vargas. Je l’avais mis de côté et je le retrouve ce matin. Un texte très fort, intitulé Nous y sommes, que vous connaissez sans doute.

« Nous y voilà, nous y sommes. Depuis cinquante ans que cette tourmente menace  dans les hauts-fourneaux de l’incurie de l’humanité, nous y sommes.
Dans le mur, au bord du gouffre, comme seul l’homme sait le faire avec brio, qui ne perçoit  la réalité que lorsqu’elle lui fait mal. Telle notre bonne vieille cigale à qui nous prêtons nos qualités d’insouciance.

Nous avons chanté.
Nous avons dansé.
Quand je dis « nous », entendons un quart de l’humanité tandis que le reste était à la peine.
Nous avons construit la vie meilleure, nous avons jeté nos pesticides à l’eau, nos fumées dans l’air, nous avons conduit trois voitures, nous avons vidé les mines, nous avons mangé des fraises du bout monde, nous avons voyagé en tous sens, nous avons éclairé les nuits, nous avons chaussé des tennis qui clignotent quand on marche, nous avons grossi, nous avons mouillé le désert, acidifié la pluie, créé des clones.
Franchement on peut dire qu’on s’est bien amusés. On a réussi des trucs carrément épatants, très difficiles, comme faire fondre la banquise, glisser des bestioles génétiquement modifiées sous la terre, déplacer le Gulf Stream, détruire un tiers des espèces vivantes, faire péter l’atome, enfoncer des déchets radioactifs dans le sol, ni vu ni connu.
Franchement on s’est marrés.
Franchement on a bien profité.
Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre.
Certes.

Mais nous y sommes.
A la Troisième Révolution.
Qui a ceci de très différent des deux premières (la Révolution néolithique et la Révolution industrielle, pour mémoire) qu’on ne l’a pas choisie.
« On est obligés de la faire, la Troisième Révolution ? » demanderont quelques esprits réticents et chagrins.
Oui.
On n’a pas le choix, elle a déjà commencé, elle ne nous a pas demandé notre avis.
C’est la mère Nature qui l’a décidé, après nous avoir aimablement laissés jouer avec elle depuis des décennies.
La mère Nature, épuisée, souillée, exsangue, nous ferme les robinets.
De pétrole, de gaz, d’uranium, d’air, d’eau.
Son ultimatum est clair et sans pitié :
Sauvez-moi, ou crevez avec moi (à l’exception des fourmis et des araignées qui nous survivront, car très résistantes, et d’ailleurs peu portées sur la danse).
Sauvez-moi, ou crevez avec moi.
Evidemment, dit comme ça, on comprend qu’on n’a pas le choix, on s’exécute illico et, même, si on a le temps, on s’excuse, affolés et honteux.
D’aucuns, un brin rêveurs, tentent d’obtenir un délai, de s’amuser encore avec la croissance.
Peine perdue. Il y a du boulot, plus que l’humanité n’en eut jamais.
Nettoyer le ciel, laver l’eau, décrasser la terre, abandonner sa voiture, figer le nucléaire, ramasser les ours blancs, éteindre en partant, veiller à la paix, contenir l’avidité, trouver des fraises à côté de chez soi, ne pas sortir la nuit pour les cueillir toutes, en laisser au voisin, relancer la marine à voile, laisser le charbon là où il est -attention, ne nous laissons pas tenter, laissons ce charbon tranquille- récupérer le crottin, pisser dans les champs (pour le phosphore, on n’en a plus, on a tout pris dans les mines, on s’est quand même bien marrés).
S’efforcer. Réfléchir, même.
Et, sans vouloir offenser avec un terme tombé en désuétude, être solidaire.
Avec le voisin, avec l’Europe, avec le monde.
Colossal programme que celui de la Troisième Révolution.
Pas d’échappatoire, allons-y.
Encore qu’il faut noter que récupérer du crottin, et tous ceux qui l’ont fait le savent, est une activité foncièrement satisfaisante.
Qui n’empêche en rien de danser le soir venu, ce n’est pas incompatible.
A condition que la paix soit là, à condition que nous contenions le retour de la barbarie -une autre des grandes spécialités de l’homme, sa plus aboutie peut-être.
A ce prix, nous réussirons la Troisième révolution.
A ce prix nous danserons, autrement sans doute, mais nous danserons encore. »

18 réflexions au sujet de “Nous y sommes”

  1. Mais non, ce n’est pas l’heure.
    Mais non, nous n’y sommes pas encore …
    On va bien trouver encore un peu de jus à presser,
    Pour continuer à profiter !
    Dansons, dansons, dansons …
    Pressons, pressons, pressons …
    Toujours plus, toujours plus.
    Et après nous le déluge et même plus !
    Et tant pis pour nos enfants,
    Et tant pis pour nos petits-enfants.
    Et tant pis pour l’humanité,
    nous on s’en fout, on en aura bien profité !!!

  2. Je connaissais ce texte, Dupdup.
    Et en +, j’aime énormément les polars de Fred Vargas.
    Mais franchement, ces écrits là me coupent les jambes.
    Tant de gens ont dit ou écrit la même chose depuis des décennies, voire des siècles!!!!!!!!
    Et ça lui fait quoi, au peuple?
    Je suis d’accord, hélas, avec la sinistre constatation d’Oetincello.

  3. oh Bernard !
    as-tu décidé de repeindre en noir le côté du ciel qui virait au bleu ?
    Bien sûr ce texte est beau, poignant, mais quelques vers de l’ami Bashung me reviennent:
    « restons en vie même en dents de scie, restons uniques, restons en vie, les doux mots du passé, tout est si léger, oublions sur quel air il faut danser
    Faisons envie, jusqu’au dégoût pas de pitié, pas de quartier, afin que rien ne meure » texte de Miossec et Bashung.
    je crois que la seule chose sur laquelle les gens peuvent s’unir, c’est la Vie.
    Laissons-là s’exprimer au présent : là, maintenant, comme un arrêt sur image, comme un instantané. Tout le reste n’est qu’images mentales et…peanuts….

  4. Jenofa, oui OK, ce texte est connu, mais dans notre petite bulle à nous. Pas sûr que la majorité des lecteurs de ce blog le connaisse.
    Quand à la question : « ça sert à quoi ? ». Ben oui, quoi, ça sert à quoi ? Alors, si plus rien ne sert à rien, on fait quoi ? S’il devient inutile qu’on répète des choses qui ont été dites, comme tu le rappelles justement, depuis des dizaines d’années, sur la majorité des problèmes (et pas seulement le problème dont on parle ici, mais aussi sur des sujets qui te tiennent à coeur comme par exemple la corrida), tu proposes quoi ?
    Il me semble que le fait de parler ce toutes ces choses sur internet aura de l’influence à terme. Dans plein de domaines d’ailleurs. Oetincelleo m’a envoyé un long article que je viens de lire et qui traite de la disparition des langues sur la planète. C’est un problème très grave, mais il semblerait que certaines langues qui étaient menacées sont en passe de reconquérir leur place grâce aux écrits sur internet. Il peut donc y avoir quand même quelques raisons d’espérer. Alors, évidemment, permettre à quelques lecteurs supplémentaires de lire ce texte de Fred Vargas, ce n’est peut-être pas inutile, ça contribue peut-être un peu, un tout petit peu, à faire émerger un niveau de conscience, chez une ou deux personnes, par rapport au problème évoqué. Oui c’est peu, je te l’accorde, mais si je ne crois pas à ce « peu », tout ce que je fais n’a plus vraiment de sens.

  5. euh—, Dupdup, il me semble que la citation de Romain Rolland ( attribuée à tort à Gramsci), répond 1 à l’intervention de Claudine 2 par avance, à tout ce que tu dis là.

    Est-ce que j’ai la tête de quelqu’une qui baisse les bras?

  6. T’as bien fait Dupdup, je ne connaissais pas ce texte de Fred Vargas dont j’ai apprécié d’autres lignes.
    Elle colle bien à mes états d’âme, j’essaie de mettre en application une théorie pour aller à contre courant, mais sortie du « milieu écolo », chaque fois que je m’essaie dans le raisonnement on me répond « alors on fait quoi avec nos gosses, on se suicide tout de suite ou après ? » les jeunes collègues de boulot, mes fistons et belles filles, neveux et nièces tous, ceux-là, qui découvrent les plaisirs de la (m)paternité ?
    J’y vais avec délicatesse, ou plutôt j’essaie, mais c’est sûr « Il faut allier le pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté »…cela n’empêche qu’il faut combattrechaque jour, tel le colibri de Pierre Rhabi.

  7. Oetincelleo a sans doute raison, on va presser le citron jusqu’à la dernière goutte. Et ne culpabilisons pas notre génération de vieux plus qu’il ne faut. Elle a certes une grande part de responsabilité mais nos enfants déjà âgés y ont contribué eux-aussi.

  8. Tout ce qui est dit ici est valable en ce qui concerne l’environnement, certes, mais peut être généralisé à d’autres (voir tous les autres) domaines.
    Ce qui me gêne le plus, dans tout ça, ce sont tous les efforts que l’on refuse de faire soi-même et qu’on reporte sur les générations futures.
    Pour autant, il ne faut pas désespérer …
    Arrivé vraiment au pied du mur (je ne crois pas qu’on y soit encore tout à fait), l’homme sera bien obligé de réagir (je crois qu’il n’y est pas encore prêt). Espérons en tout cas.
    Et puis, tous ces petits « peu » dont parle Bernard à la fin de son commentaire du 29 avril à 19h32, ne sont pas rien.
    Et qui sait, ce sont peut-être ces petits « peu » qui feront tout ?
    Voilà, c’était la petite note d’optimisme d’Etincelle pour le week-end prolongé du 1er mai !

  9. Je ne sais pas encore comment m’y prendre pour le dire, mais je ne vous rejoins pas dans ce que vous exprimez en réaction du texte de Vargas. Je n’aime pas du tout ce texte, il me semble sans profondeur, effet de mode, congloméra de quelques lieux communs du petit monde de l’ERE (Education Relative à l’environnement). J’essayerai de m’exprimer le plus justement possible dès que je le pourrai, mais ça fait bientôt deux ans que j’essaie. Ce qui est sûr, c’est qu’à ce moment de ma vie, après tant d’engagements, de bagarres et de crises de fois à propos des questions environnementales, JE ne me sens pas tout à fait adapté à la société à laquelle j’appartiens et la distance qui me sépare d’elle, fluctue.

  10. J’aime particulièrement cette phrase dans le texte de Fred Vargas : « Et on aimerait bien continuer, tant il va de soi qu’il est plus rigolo de sauter dans un avion avec des tennis lumineuses que de biner des pommes de terre. »

  11. Je pense aussi, comme tu le dis Luc, que le monde de l’ERE (on a abandonné ce terme en France mais il a eu cours à un moment donné) est un petit monde et qu’il ne permet pas de saisir l’ensemble des problèmes d’aujourd’hui dans leur globalité.

  12. Peut-être n’avais-je pas compris que Fred Vargas s’exprimait au premier degrés, tout simplement de façon honnête, en reconnaissant ses possibles envies de « sauter dans un avions avec des tennis lumineuses ».

  13. Bon dieu , je suis fatigué !!!  » Tout est là … » :blush:
    Et comme dit un proverbe Breton :
    « Ar c’ housked zo un hanter ag ar yec ‘ hed »
    (Le sommeil est la moitié de la santé)
    Noz vat

  14. C’est un texte que je trouve très beau, et il m’incite plutôt à l’action qu’au désespoir. Car j’aime la révolution, et j’aime danser…

  15. Nous y sommes !
    Un ami m’a envoyé un diaporama fort instructif, issu d’un site qui dresse des cartes « anamorphiques ». Les surfaces ses Etats y sont déformées en fonction des critères considérés.
    Au sujet du nucléaire…
    http://www.worldmapper.org/display.php?selected=114
    Du chômage…
    http://www.worldmapper.org/display.php?selected=143
    De la guerre…
    http://www.worldmapper.org/display.php?selected=288
    Je vous laisse parcourir le reste, fort instructif… Et bonne nuit !

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