« Est-ce ainsi que les hommes vivent ? » C’est une question que je me pose souvent, notamment en cette période trouble (c’est le moins qu’on puisse dire) où je me sens de moins en moins concerné par ce monde qui commence à aller bien trop vite pour moi et pour mes pauvres neurones vieillissants. Et comme je suis très en colère en ce moment avec l’actualité liée au Covid, il faut que je prenne du large, ceci explique aussi pourquoi je me replonge avec délectation dans ce que j’appelle mes « musiques et textes fondateurs », c’est à dire tous les écrits et toutes les musiques qui ont contribué à former l’ado que j’étais il y a bien longtemps (j’ose pas dire le chiffre !). Et j’ai un peu la nostalgie (sans doute une nostalgie de vieux con, mais j’assume) d’une époque où il y avait une belle fusion de la poésie des grands auteurs avec celle de la musique. Retour donc à mes racines.
Aragon m’a beaucoup marqué lorsque je l’ai découvert dans les années 70 (c’est Alain, un cousin journaliste qui me l’avait fait connaître). A la lecture de ses textes, il est évident qu’il y a une telle sonorité des mots eux-mêmes (et de leur phrasé) qu’ils ne pouvaient qu’être mis en musique tôt ou tard (ce que je dis là est un lieu commun, cela a été souvent écrit par plein de gens) . Une première expérience, magistrale, de mise en musique d’un texte d’Aragon avait été faite par Brassens en février 1954 (« il n’y a pas d’amour heureux ») (je ne m’en rappelle pas du tout, j’avais encore deux mois à vivre bien au chaud avant d’apparaître sur terre), puis bien plus tard par Ferré et par Ferrat.
Ferrat a eu un succès retentissant pendant toutes les années 60, et notamment grâce à une douzaine de chansons d’Aragon enregistrées sur les albums allant de 1963 à 1969 et regoupées ensuite sur une édition de 1971 (« Ferrat chante Aragon ») (titres les plus connus : « Que serais-je sans toi », « Aimer à perdre la raison », « Nous dormirons ensemble », « Un jour, un jour », « Le malheur d’aimer » …).
Mais c’est le disque de Léo Ferré (« Ferré chante Aragon ») qui m’a le plus marqué. Il a été publié en 1961 et Ferré avait commencé à travailler sur ce projet dès 1958. Les textes choisis pour être mis en musique par Ferré étaient plus difficiles sans doute que ceux choisis par Ferrat, mais avaient une charge émotionnelle bien plus forte (d’ailleurs, ce fut un très beau succès pour Ferré, le public ne s’y est pas trompé). Les deux morceaux les plus emblématiques de ce disque furent « L’affiche rouge » (dont j’ai déjà parlé sur ce blog) et « Est-ce ainsi que les hommes vivent » (j’y reviendrai tout à l’heure).
J’ai toujours aimé la complémentarité entre poésie et musique, cette alchimie si particulière (que l’on retrouvera d’ailleurs chez Ferré un peu plus tard avec de magnifiques mises en musique de Verlaine, Rimbaud, Apollinaire et Baudelaire).
Deux citations concernant cette alliance poésie/musique. La première est d’Aragon qui avait été impressionné par le travail de re-création de ses poésies par Ferré et qui vouait d’ailleurs beaucoup de gratitude au chanteur : « À chaque fois que j’ai été mis en musique par quelqu’un, je m’en suis émerveillé, cela m’a beaucoup appris sur moi-même, sur ma poésie ». (extrait de « Léo Ferré et la mise en chanson », Aragon)
Deux autres citations, cette fois-ci de Léo Ferré. La première : « Je crois à une double vue, celle du poète qui a écrit, celle du musicien qui voit ensuite, et perçoit des images musicales derrière la porte des paroles. » (« Les chants de la fureur », anthologie posthume Gallimard 2013). Deuxième citation, beaucoup plus connue : « La poésie est une clameur, elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie; elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche. » (texte écrit en 1956, publié seulement en 1971 dans la chanson « Préface »).
Si j’écris cet article aujourd’hui c’est parce que je suis tombé tout à l’heure sur deux interprétations magnifiques de la chanson « Est-ce ainsi que les hommes vivent » (texte d’Aragon/musique de Léo Ferré).
La première vidéo (2011) est d’une simplicité et d’une profondeur désarmantes. Elle me touche beaucoup. Je n’ai pas vraiment trouvé le nom de l’interprète (sans doute Brigitte …, Youtube ne donne pas beaucoup de renseignements).
La deuxième est de Philippe Léotard (1993), version que je connais par coeur (le disque « Léotard chante Ferré » est une vraie merveille) mais que je n’avais jamais vue en vidéo avant ce soir.
Et puis, pour rappel (car j’avais déjà écrit un article sur le sujet en 2009), la version de Lavilliers avec un orchestre symphonique …
… et celle de Mélanie Carp (2009)
Joyeuses fêtes à tous !